Antoine Grimaud
Chapitre X
OÙ PATTE D’OURS SE CONSOLE
DE LA DISPARITION
DE SES PROTÈGE-COUSSINETS
Quel ourson n’a pas appris sur les durs troncs de l’école que la Rousse’Terre – trigone planté sur son sommet – s’étend sur sept mille huit cent quatre-vingt-deux Territoires d’Ours, une Tanière et six Litières et abrite dix-sept fois ourse millions d’âmes. De cette fantastique contrée, la bureaucratie centrale ne contrôle même pas la moitié. Elle se contente d’engraisser un proconsul à Kelkud’Ourse, des alcades et des procurateurs à Nèguez, à Cuncéã et au Cirpémi, un simple primicier à Epsé, et confie aux argoulets, grippe-coquins et argousins, la surveillance des contadins, montagnards ou forestiers, tous villageois ou combourgeois depuis peu, qui vivent là. On imagine bien que, loin de la truffe et des dents de sa très Grincheuse Ursidée, la souveraineté des hospodars, autocrates primitifs et barbares, demeure presque partout pleine et entière.
De moins 117 – début de la colonisation là-même où se dresse la Nèguez moderne – à la terrible révolte de l’an moins 7 et aux massacres qui s’y perpétrèrent, l’ancienne oursiété Nègr’Ours and Co avait toujours tout contrôlé. Elle s’était approprié contrées et territoires, marchandés aux hospodars contre un miel mal décanté, et avait affecté à leurs postes le proconsul, les bureaucrates, gratte-papier, grivetons, arquebusiers et tourlourous. Mais sa récente disparition a permis à sa Très Grincheuse Ursidée de planter une griffe gourmande dans ses dépouilles, au prétexte d’y apporter le progrès.
Il n’y a pas si longtemps, on pérégrinait encore à l’ancienne, à griffe le plus souvent ou à dos d’ours, mais aussi en file de cinq sur des haquets longs et étroits, en fardiers à deux roues, en charretons tirés par des ours affamés dont on s’émerveillait qu’ils pussent galoper si vite, sur des hongres dociles, en gerbières confortables ou en bannes. A présent, d’imposantes et rapides barges à vapeur sillonnent les fleuves tabous Orgyz et Flodvi, et des convois de troncs inclinés courant d’oursest en est conduisent de Cuncéã à Kelkud’Ourse en trois ours.
Cent quatre-vingt-six Courses d’Ours séparent les deux bourgades et un convoi, même plutôt lent, aurait besoin de moins de soixante-douze heures pour couvrir ce trajet. Mais le wheels-trunk, lui, serpente à travers la Rousse’Terre et pour atteindre Emméjecêg il sinue paresseusement au septentrion, augmentant d’un gros tiers son parcours : parti de l’île de Cuncéã, il coupe celle de Zemdivvi, pénètre le trigone à Vérrej, gravit les Pjêviz, grimpe à dextre, dépasse Cysjentuÿs et zigzague dans les terres encore sauvages du Cyrkyrg. Après Emméjecêg il se coule le long du Flodvi à Ciresiz et, virant brusquement vers le bas, gagne Cysgower, Djergisrepus, et enfin Kelkud’Ourse.
Les pérégrins du Mongourslia avaient planté griffe en terre bien avant la nuit complète. Or le convoi pour Kelkud’Ourse ne s’ébranlerait qu’une heure avant que la lune n’apparaisse dans le ciel : ils avaient donc du temps devant eux.
Myb. Lupp renifla courtoisement ses compagnons de jeu, descendit du caboteur, chargea son gars-ours domestique d’aller marchander divers colifichets, lui fixa rendez-vous à la caverne ferrée et alla faire griffer son sauf-conduit.
De la féerique Cuncéã, il ignorerait tout : la grande caverne municipale, la remarquable grotte aux trigrammes peints et tablettes gravées de cryptogrammes sacrés, les spélonques fortifiées, les quais, le souk, les souterrains araboursiens, les sanctuaires ourserrants ou bearméniens, la superbe caverne taboue de Malabear-Jõmm devant laquelle poussent trois immenses banians inclinés aux multiples racines aériennes, les prodiges d’Imitjèrvé, les nécropoles profondément creusées et les mégalithes de l’île Zemdivvi, ces étonnants vestiges des bâtisseurs des Temps des Ours Anciens.
Ayant fait griffer son sauf-conduit, Tiomiez Lupp gagna placidement la caverne ferrée et y commanda son repas. Le gars-ours serveur lui vanta avec fougue la Galimafrée de Bouquin du cru en capilotade, spécialité du chef.
Tiomiez Lupp agréa et, la galimafrée apportée sur sa roche, il la mastiqua longuement. Malgré de nombreux aromates, piments et condiments, c’était un affreux pouacre.
Il grelotta le gars-ours serveur.
“ Monours, grommela-t-il glacial, c’est du bouquin que je mange là ?
– Assurément, mybear, grogna cet arracheur de dents, du bouquin broussard, et du meilleur lignage.
– Et qui ronronnerait encore, si vous ne l’aviez égorgé ?
– Ronronner ! Enfin ! Mybear ! Un bouquin ! Que la Grande-Ourse me ...
– Silence, monours ! Aux Temps des Ours Anciens les grippeminauds étaient vénérés par vos ancêtres. Une bien belle époque.
– Vous pensez aux matous, mybear ?
– Aux pérégrins, plutôt ! ”
Et, sereinement, Myb. Lupp finit de mastiquer sa ragougnasse.
Fixours avait également sauté du Mongourslia et galopé jusqu’à la caverne des gars-ours pandores de Cuncéã. Long’Ours avait-elle expédié le blanc-seing de mise en cage ? Aucun acte à la réception ! Ce blanc-seing était-il encore en route ? Avait-il seulement été grossoyé ?
Fixours s’en trouva tout déconfit mais ne put convaincre le gars-ours capitoul, le privilège de dresser un billet de mise en cage à l’encontre de l’oursard Lupp étant réservée à la bureaucratie centrale. [Note : Il est remarquable de noter combien les us et coutumes ours’terriens protègent scrupuleusement la libre circulation des ours, conformément aux arrêts de sa Très Grincheuse Ursidée.]
Fixidore Fixours ne grincha plus et se soumit à l’adversité : il espérerait son blanc-seing en silence. Il décida donc de garder à odeur de narine son énigmatique fripon tant que ce dernier résiderait à Cuncéã, car Tiomiez Lupp y creuserait certainement sa tanière, comme Patte d’Ours l’avait suggéré, et le blanc-seing de mise en cage finirait bien par les rejoindre.
Cependant, en recevant les instructions de son ours-maître à la descente du Mongourslia, Patte d’Ours s’était résigné : la cavalcade ne s’achèverait point là ! On traverserait Cuncéã ainsi qu’on l’avait fait de Par’Isours ou d’Ours’Ez pour ne s’établir qu’à Kelkud’Ourse, voire bien au-delà. Plutôt chagrin, il commençait à admettre que son étoile les invitait bien – lui et ses rêves pantouflards – à galoper bride abattue tout autour du globe quatre-vingts ours durant !
N’y pouvant mais, et ayant âprement marchandé trois foulards et deux mouchoirs, il se baguenaudait truffe au vent dans les charmantes venelles de la vieille ville de Cuncéã, parmi une foule bariolée et bruyante d’Oursopéens descendus des bateaux, d’Ours Siamois à poil ras et chapeaux informes, de Cyrjaèz au ventre replet, de Zorguiz à protège-coussinets pointus, de Bearméniens à la fourrure bien peignée et d’Oursassis au regard sombre et ténébreux. Ces derniers, adorateurs d’Ours’Ozastre et fort ingénieux, se montrent les meilleurs boutiquiers de Cuncéã. En cet ours – et c’était leur seule fête de l’année – ils menaient grande bacchanale, mêlant chicards grimés, chienlits hurlants, dominos multicolores et autres grotesques qui amusaient fort les oursons. Crincrins et tambourins entraînaient de ravissantes oursonnes enveloppées d’étoffes légères aux couleurs tendres bordées de grènetis scintillants, qui se dandinaient dans des rondes charmantes, pudiques et réservées.
Inutile de préciser combien Patte d’Ours aimait à musarder ainsi. Il n’avait pas assez de narines ni de vibrisses pour tout sentir et paraissait, avec sa physionomie ravie et béate, le plus grand nigaud jamais rencontré.
Son incurable insouciance aurait pu cependant, on va le voir, entraîner de très graves conséquences pour le projet de son ours-maître.
Ayant trotté quelque temps derrière toute cette joyeuse cavalcade, il découvrit soudain la splendide caverne taboue de Malabear-Jõmm et décida bien inconsidérément d’y pénétrer.
Il commit, ce faisant, un double sacrilège : primo, nulours gentil n’a jamais été admis en ces lieux et ne le sera sans doute jamais ; secundo, même le plus bigot des ours ne saurait y marcher sur ses protège-coussinets, objets parfaitement impurs. Pour assurer sa tranquillité au meilleur coût, la bureaucratie centrale a toujours veillé à garantir scrupuleusement les anciennes superstitions de la colonie, châtiant sans faiblesse celui par qui le scandale arrive.
Patte d’Ours, tranquille visiteur qui ne songeait à rien, badaudait consciencieusement sous les voûtes de Malabear-Jõmm, s’enthousiasmant devant les verroteries tape-à-l’œil des cénobites fétichistes, lorsqu’il fut sauvagement plaqué au sol par quelques mystagogues enragés, les yeux injectés de sang et claquant des mâchoires en bavant. Ils lui retirèrent violemment ses protège-coussinets et entreprirent de le battre comme plâtre, de l’éreinter, de le disloquer, glapissant pire que des chacals hydrophobes.
C’était mal connaître notre ingambe et costaud Pyrénéen. Il se redressa lestement, prodiguant à l’envi violents revers de patte et fulgurantes griffades. Il culbuta plusieurs assaillants emberlificotés dans leurs interminables ceintures mal tressées et jaillit de la caverne taboue. Il galopa aussi vite qu’il le pouvait et sema sans peine son dernier poursuivant qui, clatissant et piaulant, réclamait l’aide des badauds indifférents.
A la nuit noire, comme le convoi allait s’élancer, Patte d’Ours hors d’haleine, les coussinets écorchés, la fourrure en bataille, ayant définitivement semé foulards et écharpes, se précipitait dans la caverne ferrée.
Fixours y était déjà embusqué, surveillant l’oursard Lupp. Il surprit toute l’histoire que Patte d’Ours grognait rapidement à son ours-maître. Son voleur déguerpissait ! Qu’importe ! Il trotterait derrière lui jusqu’à Kelkud’Ourse ... et jusqu’au Lion de l’Enfer si l’Ourse-Noire s’en mêlait.
“ Tout est bien qui finit bien ”, grommela Tiomiez Lupp impassible.
Le malheureux gars-ours, coussinets à vif et bigrement penaud, se coucha, silencieux. Il était furieux surtout d’avoir perdu ses protège-coussinets mais il aperçut, sur le quai, un mendiant qui n’avait plus de pieds, se trouva plutôt content de son sort, soupira et s’endormit.
Fixours s’apprêtait à grimper à l’autre bout du convoi mais il arrêta soudain son élan, se rejeta en arrière, et reposa griffe au sol.
“ C’est stupide, il faut en profiter ! se grognonna-t-il. Une infraction perpétrée dans cette contrée ... Mon oursard est cuit, c’est un canard mort ! ”
La machine cracha un énorme bouillonnement de vapeur et, dans un grand tohu-bohu, les troncs inclinés s’enfoncèrent dans l’obscurité.