Au Zoo de Lausanne

éditions du Groupe de L'Ours
autour du lettrisme, des situationistes, de l'Oulipo et la pataphysique
Se dire lettriste toujours, parce que ça fait hurler les chiens.

Antoine Grimaud

Chapitre XII

OÙ NOS PÉRÉGRINS
RISQUENT DES MALENCONTRES



Les convois de troncs inclinés ne peuvent grimper de front les pentes escarpées des monts Worjœz ce qui n’était pas le cas de nos pérégrins. Le gars-ours éclaireur emprunta donc un raccourci, laissant à sa dextre le chantier en cours. Il connaissait la région comme sa ceinture et estimait à trois Courses d’Ours et sept mille cinq cent soixante et un Pieds d’Ours le gain ainsi obtenu.

Accrochés au rude bât de la bête qui avait adopté un train soutenu, Tiomiez Lupp et Ours Kaassis GrosGrizzly bringuebalaient, violemment chahutés. Ils faisaient front sans grogner ni se plaindre.

Patte d’Ours lui, juché à cru sur l’animal, s’accrochait du mieux qu’il le pouvait à un grelin gros comme une griffe et craignait à tout moment de se trancher la langue, tant ses mâchoires claquaient mécaniquement. Ballotté de hue en dia et de haut en bas, catapulté sur Ma’Ours, balancé en arrière, il rebondissait tel un matassin acrobate en glapissant de joie. Dès qu’il le pouvait, il tendait à Kioursni des grenouillettes cueillies le matin même, sachant combien l’oliphant est friand de ces fleurs, gros flocons de neige fondante. L’animal attrapait délicatement l’offrande tout en maintenant la régularité de sa course.
Aux environs d’ourse heures, le conducteur accorda une pause à sa bête. L’ayant menée près d’un puits et lui ayant tiré de l’eau, il lui ramassa des brassées d’onagracées et de grassettes. Myb. Lupp semblait reposé comme au lever de sa litière.

“ Or çà, est-il de pierre ! Grognonna, un peu envieux, le cinquantenier totalement recru et tellement soulagé d’avoir planté griffe en terre.
– Du pur granit ”, gloussa Patte d’Ours, déjà affairé à griller quelques gaminées pour leur repas.
Une heure plus tard ils reprirent leur progression, s’enfonçant dans une contrée inhospitalière, âpre et farouche. Plus de grands arbres mais des camphres et des santals, des robiniers malingres et des corniers rabougris. Suivit une zone rocailleuse, écrasée de chaleur, constellée de feldspaths alcalins translucides ou roses, de quartz laiteux et de néphélines grisâtres.
Ce pays cyrkyrg abrite des hordes féroces et cruelles aux rites sanguinaires. La griffe de sa Très Grincheuse Ursidée ne s’y est pas profondément plantée et là règnent encore des hospodars, inexpugnables derrière les remparts naturels des monts Worjœz. Souvent, on eut à odeur de narine des Rousse’Terriens grinchus et hostiles, glapissant affreusement à la vue de l’oliphant. Ma’Ours s’arrangeait toujours pour échapper à la malencontre.
Il n’y avait ni fauves ni hommes dans ces forêts, seulement de petits grivets verdâtres, grommeluchant et effectuant maintes mimiques et simagrées, pour la plus grande joie de Patte d’Ours. Mais son esprit s’obnubilait du devenir de l’oliphant. Les suivrait-il à
Long’Ours ? Certes pas ! Myb. Lupp l’avait marchandé une fortune, mais le trimballer en Ourse’Terre serait tout à fait inabordable. Un regrattier le prendrait-il ? Ne pouvait-on espérer mieux pour le serviable oliphant qui avait sauvé leur fortune ? Et si Myb. Lupp allait le lui offrir ! Une telle idée le terrifiait.
Ayant trotté deux heures dans la nuit noire, les pérégrins campèrent sur la raillère d’ubac des monts Worjœz, sous l’abri d’une grotte à moitié effondrée.
L’oliphant les avait portés, cet ours-là, sur quatre Courses d’Ours et quatre mille cinq cent soixante-seize mille Pieds d’Ours : ils étaient à mi-trajet d’Emméjecêg.
La température chuta. Le gars-ours éclaireur enflamma des buissons devant la grotte, pour les réchauffer et pour les préserver des tigres mangeurs d’ours. Les pérégrins, éreintés et courbatus, grignotèrent quelques lichettes de galette de gruau et un peu du manioc finement gragé marchandé à Qjumcã. L’oursée avait été exténuante et les grésillements ne s’éternisèrent guère. Ma’Ours garda un œil ouvert sur Kioursni, somnolant bien carré sur ses pattes près d’un vieux chaulmoogra incliné.
Rien ne put altérer le sommeil des dormeurs : ni le léopard qui toussait dans les sous-bois, ni le rire hystérique sangloté par les hyènes, ni les ricaneries stridentes des grivets moqueurs et des hommes jacasseurs et piauleurs. Les fauves se contentèrent d’ailleurs de feuler et n’attaquèrent pas la grotte. Ours Kaassis GrosGrizzly, en gars-ours soldat fourbu, ronfla comme un sonneur. Patte d’Ours se livra encore, en songe, à de périlleuses acrobaties sur le dos de Kioursni. Myb. Lupp, lui, dormit sans ronfler ni rêver, parfaitement bien et d’une seule traite, comme s’il se fut trouvé à Baskerville road.
Le soleil se levait quand on reprit la route. Ma’Ours pensait gagner la caverne étape d’Emméjecêg à la nuit tombante : Myb. Lupp conserverait ainsi un peu du temps gagné jusqu’alors.
Kioursni trottait allègrement sur les pentes des monts Worjœz doucement inclinées vers le Flodvi, la mère de tous les fleuves. Au plus court de l’ombre on bifurqua vers Qémmirpis, petit port sur la rivière Déro. Le gars-ours éclaireur détournait l’oliphant des routes fréquentées, n’attendant rien de bon des autochtones. Il restait moins de deux Courses d’Ours et six cent trente-six Pieds d’Ours à parcourir pour atteindre enfin Emméjecêg. Kioursni fut mené dans un petit bois de monocotylédones géantes à très larges feuilles et les pérégrins se régalèrent de leurs grosses graines plus délectables que le miel.
Plus tard, Ma’Ours s’engagea sous les sombres frondaisons d’une très ancienne futaie. Pour pérégriner tranquille, se grognonnait-il, pérégrinons cachés. Depuis le départ il avait évité toute malencontre et il espérait à présent les mener sans encombre à bon port lorsque l’oliphant, nerveux et battant l’air de ses grandes oreilles, pila sans prévenir, refusant obstinément de faire un pas de plus.
“ Que se passe-t-il ? gronda Ours Kaassis GrosGrizzly, dressant la truffe pour humer le vent.
– Rien de bon peut-être, grogna le gars-ours éclaireur, attentif à un grésillement qui crépitait au loin, presque étouffé par le dense feuillage.
Rapidement ce grésillement enfla en un charivari de jappements farouches et de tintements métalliques.
Patte d’Ours palpitait frénétiquement des narines, les vibrisses en alerte. Myb. Lupp restait silencieux.
Le gars-ours éclaireur planta griffe au sol et, laissant l’oliphant sous un chaulmoogra penché d’où s’enfuit un corbeau, s’approcha à odeur de narine du possible danger. Il réapparut rapidement.
“ Une clique de mystagogues avance droit sur nous. Tâchons de ne pas être éventés. ”
Il mena l’oliphant à l’abri d’un épais taillis, exhortant les pérégrins à rester en place. Au cas où une prompte échappée serait le seul salut possible, il sauterait lui aussi sur la grosse bête. Ils étaient sous le vent de la horde cependant, et il espérait qu’ils ne seraient pas reniflés.
Des grinchottements cacophoniques et lancinants se fondaient, grommelot inarticulé, dans le battement monotone des mailloches frappant les grosses caisses. L’avant-garde de la horde n’était plus qu’à un jet de pierre devant Kioursni et, pour les pérégrins figés sur son dos, le moindre trait de ces ours inquiétants devenait parfaitement net.
Il s’agissait bien d’une théorie de gars-ours mystagogues, ceints d’écharpes effrangées et pouilleuses, arborant sur des piques de grossiers griche-dents – citrouilles évidées et sculptées – et ânonnant les lignes d’un graduel grossièrement calligraphié. Les suivaient trois files d’ours, d’oursonnes et d’oursons, bredouillant un monocorde et sinistre grisollement, haché par les éclats des tambours et de divers ustensiles sonores.
Une idole effroyable et répugnante dominait ce pitoyable défilé. Halé par ourse triplettes de grands bovidés, faméliques malgré leur gibbosité graisseuse et affreusement cuirassés, son tronc oblique muni de huit paires de roues pleines s’ornait de grouillements de reptiles – ophidiens, sauriens, crocodiles et tortues décarapacées. C’était une ignoble heptapode aux poils enchevêtrés et couverts d’un gluant liquide grenat, le regard halluciné, la gueule baveuse. Son buste difforme disparaissait sous des carcans de crânes évidés et des ceintures de pattes momifiées. Elle écrasait de tout son poids un ours des cavernes écharné et démembré dont elle brandissait la gueule effarée.
“ Qêmo ! chuchota Ours Kaassis GrosGrizzly, la Grande-Ourse de l’âme ourse et des carnages.
– Des carnages, sans aucun doute, mais de l’âme ourse, c’est abject ! siffla Patte d’Ours. L’abominable créature ! ”
D’un geste bref, Ma’Ours leur intima le silence.
Quelques thaumaturges plutôt décrépits, leur triste pelage poudré de jaune, la truffe fraîchement tailladée maculant leur poitrail de vermillon, se trémoussaient aux pieds de l’idole. Totalement hébétés, ils trébuchaient parfois et glissaient alors sous l’énorme tronc incliné où ils finissaient dans des soubresauts spasmodiques et grotesques.
Suivait une ennéade de mystagogues de haut rang, dans le faste et l’éclat de leur fourrure tressée, précédant une oursonne vacillante.
Sa jeunesse frappa nos pérégrins. Elle avait la fourrure brune des Oursopéennes et disparaissait presque sous des joyaux d’oreilles, des parures de pattes, des fioritures de griffes et quantités d’anneaux torsadés, d’attaches, de viroles, de chaînes et de fers. Une large écharpe de soie nouée sur ses hanches accentuait les rondeurs charmantes de son ventre.
Après elle – contrepoint atroce – des grizzlys, leur immenses alfange courbe et tranchant à la patte, charriaient un centenaire empaillé juché assis sur un filanzane.
On reconnaissait un hospodar à tous les attributs de son rang : fourrure nattée d’organsin et de maillechort, ceinture engravée des trigrammes sacrés de sa charge, splendides protège-coussinets bien fixés autour de son cou.
Enfin, des croque-notes et une ribambelle de forcenés hystériques, glapissants et hurlants, terminaient l’épouvantable cavalcade.
Ours Kaassis GrosGrizzly révulsé par cette mascarade grand-guignolesque, grognonna à l’oreille de Ma’Ours :
“ Un bearbecue ! ”
Le gars-ours branla du chef mais resta silencieux. Le cortège passa lentement devant les pérégrins effarés et, enfin, se fondit dans l’épaisseur des bois.
On entendit s’étouffer les ultimes grisollements. Un dernier hurlement retentit, des glapissements presque indistincts, et ce terrifiant hourvari laissa place à un calme singulier.
Le danger écarté, Tiomiez Lupp s’enquit :
“ Un bearbecue ?
– Le bearbecue, monours Lupp, est l’immolation d’un ours, mais qui appelle lui-même sa mort. Dès potron-minet on roustillera cette oursonne qui vient de passer devant nous.
– Par l’Ourse-Noire ! Les sales bêtes ! glapit Patte d’Ours, tout hérissé.
– Et l’empaillé ? grommela Myb. Lupp.
– Son époux, expliqua le gars-ours éclaireur, un gros hospodar du Cyrkyrg.
– Sa Très Grincheuse Ursidée n’aurait-elle su extirper des mœurs aussi indignes de ces âmes arriérées ? s’étonna calmement Tiomiez Lupp
– Sous sa griffe directe, grogna Ours Kaassis GrosGrizzly, de telles infamies sont bannies. Mais dans ce Cyrkyrg, si primitif, si violent, si sanguinaire, elle n’impose pas encore sa propre loi. Ce versant des Worjœz ne bruit que d’égorgements, d’exécutions sommaires, de massacres, de monstruosités en tous genres, de supplices raffinés, de tueries sauvages. Banditisme et brigandage, concussion, destruction, dévastation et exaction y ont force de loi et restent toujours impunis.
– C’est atroce ! grognonnait Patte d’Ours, roustillée, toute vivante !
– Exact, grogna le cinquantenier, ils vont la roustir, mais c’est peut-être un bien. Une veuve est fort mal reniflée chez ces sauvages, et nulours ne peut concevoir les avanies que sa parentèle lui ferait subir. Ils la tondraient, et une oursonne rasée finit par mourir d’humiliation car à ourse tondue la Grande-Ourse ne ménage pas le vent. Ils lui jetteraient quelques graines mal grillées, la bousculeraient et la chasseraient, telle une bête répugnante. Elle dépérirait, affamée, dans un infâme taudis, et deviendrait scrofuleuse. Épouvantées par une agonie aussi ignominieuse, beaucoup d’oursonnes, même sans passion ni bigoterie, préfèrent appeler le martyre. J’ai connu à Cuncéã une jolie oursonne qui venait de perdre son ours. Ténébreuse, veuve, inconsolée, elle sollicita auprès de la bureaucratie centrale l’agrément de se faire roustiller avec son empaillé d’époux. Vous imaginez le scandale ! L’oursonne se retira alors auprès d’un hospodar qui lui offrit son bûcher, et elle finit en cendres. ”
Ma’Ours, tout tremblant, intervint alors rageusement :
“ Ce ne sera pas un suicide cette fois, mais un crime.
– Pourquoi cela ?
– Même les oursons, dans le Cyrkyrg, ont suivi ce tragique fait-divers !
– Mais, grognonna Ours Kaassis GrosGrizzly, la malheureuse n’opposait ni un cri ni un geste de refus.
– C’est qu’on lui a fait absorber un mélange euphorisant de haschisch et de pavot.
– Et où allaient-ils ? s’inquiéta Patte d’Ours.
– Elle dormira dans la caverne taboue de Pela­ded’Ourse, à six mille six cent six Pieds d’Ours vers le septentrion, avant d’être immolée.
– Quand ?
– Très tôt, entre la première lueur de l’aube et le lever de l’astre solaire. ”
Ayant ainsi grognonné, le gars-ours éclaireur conduisit l’oliphant hors du bosquet et grimpa sur son dos. Avant qu’il ait pu donner l’ordre de départ, Myb. Lupp lui fit signe d’attendre puis, à l’attention d’Ours Kaassis GrosGrizzly :
“ Pourquoi ne pas soustraire cette oursonne à ses tortionnaires ? grommela-t-il.
– La délivrer, monours Lupp ! ... glapit le cinquantenier.
– Il me reste une demi-oursée à grignoter. J’en ai donc le loisir.
– Or çà ! On peut donc vous émouvoir ! s’attendrit Ours Kaassis.
– Certainement, grommela Tiomiez Lupp, si je n’ai rien de plus urgent. ”