Antoine Grimaud
Chapitre XIII
DANS LEQUEL PATTE D’OURS
DÉMONTRE
QU’AUX BRAVES
LE MIEL COULE DRU
Périlleux projet, truffé d’embûches, dont ils n’étaient pas certains de venir à bout. Myb. Lupp, sans barguigner, mettait en jeu sa sécurité et surtout le succès de son entreprise. Ours Kaassis, bien sûr, était prêt à le seconder.
Et Patte d’Ours ? Il frémissait d’aise : sous sa carapace de granit son ours-maître montrait à nouveau bonté et générosité. Son dévouement ne connaissait plus de bornes et il était tout heureux de se jeter dans la bagarre.
Mais que ferait le gars-ours éclaireur ? Il était indigène, comme les gars-ours processionnaires, et pouvait choisir leur camp. Point de réussite possible sans son accord.
Ours Kaassis GrosGrizzly l’interrogea sans détour.
“ Mesours, grognonna Ma’Ours, cette oursonne est, tout comme moi, Oursassise et fidèle d’Ours’Ozastre. Ma vie lui appartient donc.
– Excellent, grommela Myb. Lupp.
– Nous mourrons peut-être ajouta Ma’Ours, mais il peut nous arriver bien pire encore. S’ils nous reniflent, nous subirons d’effroyables tortures et nous serons hongrés et mutilés.
– Acceptons-en le risque, grommela Myb. Lupp. N’est-il pas mieux, Ma’Ours, d’intervenir à la brune ?
– Très certainement. ”
Puis les pérégrins ouïrent l’histoire de la prisonnière. Jeune oursonne issue d’une vieille lignée de boutiquiers florissants de Cuncéã, d’un charme profond et d’une grâce éclatante, elle avait fréquenté les écoles les plus modernes et possédait les plus exquises façons. Elle répondait au gracieux surnom d’Aourseda.
Ayant perdu ses parents, elle devint pupille de l’hospodar déjà bien délabré du Cyrkyrg qui l’épousa, contre son gré. Quatre-vingt dix-sept ours plus tard il mourait. Elle chercha à fuir son inexorable destin, fut trahie et emprisonnée. Sa parentèle – une bande de vautours pince-maille avides de se partager l’héritage – la condamna à être roustillée et dispersée aux vents mauvais.
Nos pérégrins, horrifiés par cette abominable chronique, demandèrent à Ma’Ours de mener l’oliphant à odeur de narine de la caverne taboue de Peladed’Ourse, en prenant garde de rester sous le vent.
En trois fois ourse minutes on gagna de drus fourrés de drageons, à six cent quarante-six Pieds d’Ours et quelques Poils du but, invisible sous les frondaisons mais repérable aux affreux glapissements des énergumènes exaltés.
Comment rejoindre la malheureuse séquestrée ? Ma’Ours avait naguère visité la caverne taboue de Peladed’Ourse et y avait compté de nombreuses cellules. Etait-il envisageable de passer sous la truffe de la horde endormie ? Un tunnel permettrait-il plus sûrement d’entrer ? Pas moyen de le savoir sans se rapprocher encore. Tous agréèrent qu’il fallait perpétrer le bearnapping sous couvert de la brune. Le lendemain, dès l’aube, à l’heure où blanchirait la campagne, il serait définitivement trop tard : ses geôliers éveillés, l’oursonne n’aurait plus aucune chance d’échapper au brasier.
Ils durent donc patienter. Dans l’obscurité naissante ils partirent inspecter prudemment les alentours de la caverne taboue. On n’entendait plus glapir les thaumaturges, ni psalmodier les mystagogues. Tout laissait croire que ces Rousse’Terriens avaient sombré dans l’abrutissement du Gsupi – suc de pavot distillé amalgamé à une décoction de haschisch – et on pouvait espérer ramper sans risque sous leur truffe.
Le gars-ours éclaireur dirigea silencieusement les trois autres sous les arbres. Précautionneusement, ils approchèrent les rives d’un cours d’eau où, sous l’obscure clarté qui tombait des étoiles, ils découvrirent treize stères de chaulmoogra aux subtiles émanations d’essence fruitée. On y avait assis l’empaillé en compagnie duquel sa jeune épouse était destinée à griller. A cent vingt-neuf Pieds d’Ours vers l’est s’ouvrait l’entrée de la caverne dont les obliques cheminées de granitoïdes dominaient les frondaisons les plus élevées.
“ Suivez-moi ! ” grogna doucement Ma’Ours.
A pattes de velours, il se faufila sous les onagrariacées géantes.
On n’entendait plus que le vent dans les branches de sassafras.
A l’orée d’une large trouée, il s’allongea au sol. Des cades enflammés illuminaient les lieux, énormes bougies odoriférantes, naturellement plantées en terre. Partout, des enchevêtrements d’ours abrutis par les vapeurs de l’opium et de l’alcool. Ils ne bougeaient pas plus que des empaillés sur une lice après le combat. Certains, moins assommés peut-être, bredouillaient faiblement dans leurs rêves.
On distinguait à peine la caverne taboue, protégée derrière un rideau de bambous. Hélas pour les projets des pérégrins, les gars-ours soldats de l’hospodar, l’alfange dégainé, montaient une garde vigilante sous des torchères aux longues flammes tremblantes et charbonneuses. Les mystagogues auraient-ils interdit aux mercenaires de toucher à la drogue ?
A quoi bon poursuivre ? La lucidité des geôliers rendait les lieux imprenables. Le gars-ours éclaireur leur fit rebrousser chemin.
On ne pouvait passer en force ! Tiomiez Lupp et Ours Kaassis GrosGrizzly durent en convenir.
Nos ours conciliabulèrent à petit bruit.
“ Patientons, conseilla le cinquantenier, la nuit commence à peine et sera longue pour ces brutes également.
– Ils peuvent s’assoupir, oui ”, grogna Ma’Ours.
Ils se dissimulèrent tous sous un énorme tronc couché et se mirent à guetter.
Que les secondes glougloutaient lentement ! Régulièrement le gars-ours éclaireur rampait à odeur de narine des sentinelles mais, devant l’entrée, les gars-ours soldats ne relâchaient pas leur vigilance.
Le mince croissant peu luminescent était maintenant au plus haut de sa course. Rien n’avait bougé. Les gars-ours soldats ne s’endormiraient certainement plus. Ils n’étaient pas drogués, ou en avaient bigrement l’habitude. Seule restait la solution de percer la paroi. Mais rien n’indiquait que, dans la grotte, les mystagogues ne gardaient pas la jeune oursonne d’aussi près que les mercenaires postés à l’extérieur.
Il fallait cependant saisir la chance par les moustaches. Ils s’éloignèrent silencieusement et rampèrent selon un large arc ellipsoïdal pour arriver discrètement sur l’arrière de la caverne taboue.
L’astre nocturne redescendait déjà sur la cime des arbres quand ils atteignirent le bas de la falaise : nulours en vue mais Patte d’Ours, inquiet, ne trouva ni fissure où plonger ses griffes ni crevasse à agrandir.
Leur seul véritable atout résidait dans la très faible lueur qui troublait à peine la pénombre épaisse des sous-bois.
Comment creuser ? Aucun d’eux ne possédait d’outil. Patte d’Ours, toujours astucieux, découvrit assez facilement quelques grossiers bifaces naturels et ils attaquèrent vivement la muraille. La couche extérieure brisée, un ourson aurait pu ébouler le reste, simple agrégat de sable et de gravier.
Il fallait progresser rapidement, mais surtout discrètement. Ma’Ours et Patte d’Ours avaient déjà évidé une cavité d’un Pied d’Ours, deux Poils et trois cent vingt-deux oursièmes, suffisante pour y glisser la tête vibrisses hérissées : le reste suivrait toujours !
L’ouvrage allait bon train, mais soudain un glapissement retentit dans la caverne taboue, puis un nouveau, venu de plus loin.
Les gars-ours cerbères les avaient-ils reniflés ? Les mystagogues avaient-ils sonné l’alarme ? Tout était-il perdu ? Impossible de rester sur place : ils s’enfuirent et trouvèrent refuge dans l’ombre des sassafras. Peut-être qu’ayant fait chou-blanc les gars-ours soldats relâcheraient leur vigilance et qu’on pourrait terminer les travaux de terrassement.
Hélas ! Les mystagogues postèrent des mercenaires à l’arrière de la caverne, rendant illusoire une nouvelle tentative !
On imagine le désespoir des pérégrins contrés par ces sauvages ! Jamais ils n’arracheraient la jeune oursonne aux griffes de ses tortionnaires ! Ours Kaassis se mordait la patte jusqu’au sang, Patte d’Ours suffoquait de rage et Ma’Ours gémissait doucement. Seul Lupp demeurait tout à fait immobile.
“ Nous reste-t-il la moindre chance ? ragea le cinquantenier.
– Aucune, hélas ! grogna le gars-ours éclaireur, il faut lever le camp.
– Nous restons, grommela Lupp. Je serai encore à temps en arrivant à Emméjecêg dans ourse heures seulement !
– Voyons ! Tout est perdu ! gronda Ours Kaassis GrosGrizzly. Dès l’aube ...
– Tant qu’il n’est pas mort, l’ours est toujours vivant. ”
Le cinquantenier, intrigué, voire irrité, ne comprenait plus du tout Tiomiez Lupp. Que pouvait-il encore espérer ? Comptait-il se ruer sur cette horde armé de son seul courage et la mettre en déroute ? Il n’était pourtant ni stupide ni exalté ! Ours Kaassis agréa cependant de rester tant que l’épouvantable cérémonie ne serait pas achevée. Mais Ma’Ours ne voulait pas qu’ils demeurent à odeur de narine des barbares si le vent venait à tourner, et ils rejoignirent Kioursni, dans les drus fourrés de drageons. Bien camouflés, ils surveillèrent à nouveau les sauvages entassés qui ronflaient encore.
Mais que faisait Patte d’Ours ? A chevauchons sur la fourche d’un punica granatum à fleurs rouges, il remâchait une chimère, fugitivement entraperçue, qu’il cherchait à préciser, et dont il voulait retrouver le goût.
Au départ, il s’était grognonné doucement : “ Non, c’est idiot ! ” mais, après y avoir songé, il grondait à présent : “ Qui ne risque rien ... L’aléa est certain, mais quelle rigolade ! Et on peut compter sur leur débilité ... ” Sans plus grognonner il rampa dans la ramure profonde, silencieux comme un boa en chasse, faisant plier dangereusement la dernière ramification sous son poids, et il planta griffe en terre.
La nuit s’achevait. La cime des arbres s’éclairait déjà mais en bas on n’y voyait toujours rien.
L’odieuse cérémonie allait commencer. Une houle confuse parcourut la masse des ours qui s’éveillaient. Des grondements de grosse caisse roulèrent. Grisollements funèbres et glapissements horribles s’élevèrent vers les cieux. Enfin, la misérable allait être plongée dans sa dernière hibernation, à la plus grande satisfaction de tous !
On vit des torches se diriger vers la caverne taboue. D’autres en sortirent. Myb. Lupp et Ours Kaassis GrosGrizzly discernèrent dans le clair-obscur la pauvre oursonne fouaillé par trois mystagogues hurlant. Ils eurent l’impression qu’en dépit de son hébétude elle faisait un mouvement pour éviter les griffes de ses tortionnaires. Ours Kaassis GrosGrizzly manqua hurler de rage et sans réfléchir, grippant inconsidérément la patte de Tiomiez Lupp, il constata que celui-ci s’était muni d’un gros gourdin, probablement ramassé en sous-bois.
C’est alors que tous les ours se mirent en marche. La jolie veuve titubait entre les mystagogues geôliers et les thaumaturges glapissant qui se dandinaient frénétiquement.
Nos pérégrins, prenant un gros risque, approchèrent à odeur de narine de ces fanatiques.
En quelques foulées la horde était près du cours d’eau et se disposait en cercle à une soixantaine de Pieds d’Ours des trois stères de chaulmoogra. Et dans les premières lueurs de l’aube, l’oursonne inconsciente et immobile fut assise à la dextre de l’hospodar empaillé.
On plongea un brandon incandescent sous les grumes gorgées de graisse et le feu éclata.
Ours Kaassis GrosGrizzly et Ma’Ours tentèrent en vain d’agriffer Tiomiez Lupp pour l’empêcher de se précipiter au secours de la victime, aveuglé par un égarement dont on ne l’eût pas cru capable.
Il s’était violemment dégagé lorsque tout bascula. Jailli de centaines de poitrines, un hurlement d’effroi montait vers la cime des arbres : telle une atroce strige auréolée de volutes de fumée, le centenaire empaillé sortait de son hibernation, enserrait avec force la belle oursonne évanouie contre sa poitrine et sautait du bois en flammes.
Nulours n’osa rester dressé et les sauvages s’aplatirent, terrifiés et gémissants, enfouissant leur truffe dans le sol.
Inconsciente, l’oursonne fut portée sans faiblesse au travers de la foule par le vigoureux zombie. Myb. Lupp et Ours Kaassis GrosGrizzly suivaient intensément sa progression. Ma’Ours, troublé, avait baissé la truffe, et on peut imaginer combien Patte d’Ours, malgré sa naturelle faconde, devait être ébahi ...
C’est alors que le spectre, fonçant vers Myb. Lupp et Ours Kaassis GrosGrizzly, leur grognonna :
“ Dégrouillons ! ”
Patte d’Ours ! Patte d’Ours avait rampé jusqu’au brasier, dissimulé par les sombres volutes ! Patte d’Ours avait disputé la victime aux flammes ! Patte d’Ours avait dupé ces imbéciles sanguinaires et traversé sans hésiter leurs rangs, semant la terreur parmi eux !
Bientôt l’oliphant s’éloignait d’une course allègre, les sauvant tous les cinq. Cependant la cacophonie de hurlements, de glapissements, de bruit et de fureur qui montait derrière eux leur fit savoir qu’ils étaient éventés.
Sous la force des flammes, l’empaillé en personne dansait à présent une macabre gigue, révélant aux mystagogues effarés et furieux qu’ils avaient été bernés et qu’un audacieux bearnapping avait eu lieu.
Glapissant à qui mieux mieux ils se ruèrent sous les frondaisons, talonnés par les gars-ours cerbères qui lançaient avec fureur pierres et bûches, au risque de les estropier. Mais Kioursni filait comme le vent et mit les bearnappeurs à l’abri des dangereux projectiles.