Antoine Grimaud
Chapitre XIV
DANS LEQUEL TIOMIEZ LUPP
NE REMARQUE RIEN
DU MERVEILLEUX BASSIN DU FLODVI
QU’IL PARCOURT
Le bearnapping avait été un triomphe ! Patte d’Ours en plissait de joie sa large truffe frémissante. Ours Kaassis GrosGrizzly lui avait tapé sur l’épaule et Myb. Lupp, marque tout à fait exubérante d’admiration, lui avait touché l’oreille. Patte d’Ours grognait, modeste, qu’il n’aurait rien entrepris si son ours-maître n’avait d’abord décidé de porter secours à l’oursonne. Il s’était pour sa part contenté de donner la comédie à ces maroufles, et il se dandinait gaiement, à la pensée que ces ballots l’avaient pris, lui le grisolleur forain, l’ours-cycliste, le gymnosophiste, l’oursfesseur d’agrès, pour leur hospodar empaillé, l’époux d’une si belle oursonne !
Solidement mainenue par Patte d’Ours, et douillettement emmitouflée dans les réchauffe-fourrures de ses sauveurs, la jolie Rousse’Terrienne n’était pas revenue à elle.
Encouragé par les longs sifflements de Ma’Ours l’oliphant continuait de galoper sous les sombres frondaisons. A deux Courses d’Ours de Peladed’Ourse il déboucha dans une plane plaine plate où il put enfin se reposer un peu. L’oursonne demeurait inconsciente, les yeux révulsés, le souffle court. Le gars-ours éclaireur introduisit entre ses dents quelques grains écrasés de staphisaigre âpre et amer, mais en vain.
Ours Kaassis GrosGrizzly avait tâté des paradis artificiels dans son oursonâge et assura que sa santé n’était pas en danger.
Il redoutait en revanche ce qui pourrait lui arriver à présent. Il connaissait bien d’autres cas semblables et certifia que Sheb. Aourseda n’échapperait jamais aux griffes de ses persécuteurs tant qu’elle demeurerait dans son pays. De tels fanatiques avaient des complices partout dans le trigone, et sans aucun doute, en dépit des efforts des représentants de sa Très Grincheuse Ursidée, ils la retrouveraient, même au cœur d’une grande cité comme Nèguez, Cuncéã, ou Kelkud’Ourse : la jeune oursonne ne pourrait rester en vie qu’en fuyant la Rousse’Terre !
Tiomiez Lupp l’écouta en silence.
En milieu de matinée ils arrivèrent à la caverne ferrée d’Emméjecêg où ils retrouvèrent les rails et un convoi de troncs inclinés qui les conduirait en deux oursaines d’heures à Kelkud’Ourse.
Ainsi Tiomiez Lupp ne manquerait pas le navire du 20 d’Haha à destination de King-Kong-Bear.
Patte d’Ours transporta la jeune oursonne dans la caverne étape puis partit marchander les différents colifichets, réchauffe-fourrures et ceintures qui lui seraient nécessaires. Tiomiez Lupp lui avait recommandé de ne pas barguigner à puiser dans la bourse.
Il trotta donc dans Emméjecêg, berceau de la Grandissime-Ourse, ville d’autant plus révérée en Rousse’Terre qu’elle se love entre les cours d’eau les plus tabous de tous, le Flodvi et la Kynré. Là se baignent les croyants, mystiques et fétichistes accourus de tout le trigone, mais également les athées, agnostiques ou impies qui estiment, ce faisant, qu’ils n’y ont rien à perdre. La tradition fait naître le Flodvi dans la pensée même de la Grande-Ourse et, par le truchement de Brakmard’Ours, il ruisselle sur la tête de tous.
Patte d’Ours parcourut la bourgade protégée aux Temps des Ours Anciens par une redoutable caverne fortifiée, transformée depuis en gigantesque cage destinée aux nombreux captifs de sa Très Grincheuse Ursidée. Truffe au vent, il espérait trouver une caverne aux colifichets mais, autrefois manufacturière et boutiquière, cette cité semblait à présent moribonde. Il marcha longuement et ce n’est que chez un ourserrant, barbon retors se livrant au regrat, qu’il dénicha pour la coquette somme de deux cent treize Ours d’or, quatorze Pénis, dix-sept Canines et quatre cents Oursings ce qu’il cherchait : deux réchauffe-fourrures, une écharpe effrangée, de mignons protège-coussinets de liège et une superbe ceinture en cuir grenu de lézard vert. Fort content de lui il rejoignit alors la caverne étape.
L’hibernation artificielle de Sheb. Aourseda se faisait plus légère. Les effets néfastes des drogues s’apetissaient et son regard semblait moins vitreux.
Quand Ydel Yggÿm, légende vivante des Grandes-Ourses rhapsodes, grisolle les grâces d’Enirépèse, elle glottore en rythme :
“ Qui ne l’a vue est aveugle, qui l’a vue est ébloui. Son abondante fourrure coule majestueusement sur ses flancs épanouis, lustrés de suint. Ses arcades noires sont celles de Kamaourstra, Grande-Ourse de l’âme ourse et, sous ses lourdes paupières mordorées, dans sa prunelle ténébreuse, passent comme sur les marais poissonneux du Jonémæ les irisations mouvantes de la lumière solaire. Forts, pointus et jaunes, ses crocs saillent sous ses babines lippues comme des larmes de miel dans les flancs éventrés d’une ruche sauvage. Ses rondes oreilles poilues, ses pattes dodues, ses longues griffes acérées et dures comme les dents du tigre, son ample et grasse taille que deux pattes ne suffiraient à étreindre, ses larges tétines roses, ses lombes charnues paraissent avoir été pétries de la patte même du génial Arp’Ours, le divin sculpteur. ”
Foin de grognements amphigouriques : Sheb. Aourseda se révélait délicieuse !
Le convoi des troncs inclinés s’apprêtait à se mettre en route. Ma’Ours patientait. Myb. Lupp lui pesa son dû, à la Canine près, sans rajouter un seul Oursing. Patte d’Ours s’en formalisa quelque peu : Ma’Ours, sans barguigner, s’était précipité au devant d’énormes périls lors de l’attaque de Peladed’Ourse ! Qu’un cafard, dans un ours ou dans dix ans, le dénonce aux mystagogues et il serait bientôt agriffé et sauvagement écartelé.
Patte d’Ours songeait également à Kioursni. Comment récupérer partie de la somme qu’avait coûté la grosse bête ?
Tiomiez Lupp n’était pas embarrassé par cette question.
“ Ma’Ours, grommela-t-il, je viens de régler son dû à l’excellent gars-ours éclaireur que tu es. Restent ma dette au héros et ma reconnaissance. Cet oliphant t’agréerait-il ? ”
La truffe de Ma’Ours frémit.
“ Votre Grande-Ourse fait de moi un ours riche ! glapit-il.
– Mon oursami, grommela Myb. Lupp, nous resterons toujours tes obligés.
– Que la Grande-Ourse me grippe ! glapit Patte d’Ours. Kioursni, cette solide et si gentille bestiole, ne saurait tomber entre de meilleures pattes ! ”
Là-dessus, courant vers l’oliphant, il lui tendit des grenouillettes fraîches lui grognant à l’oreille :
“ Mange, ma grosse, mange, et profite ! ”
L’oliphant émit de graves et doux grondements et souleva Patte d’Ours au niveau de ses petits yeux. Patte d’Ours, glatissant de joie, embrassa la grosse tête et sans heurt retrouva le sol. Emu, il étreignit alors la proboscide de son vaillant compagnon, lui rendant son adieu.
Un peu plus tard, Tiomiez Lupp, Ours Kaassis GrosGrizzly et Patte d’Ours – abrités sous un clayonnage d’osier et de bambou et assis autour d’une litière moelleuse où reposait Sheb. Aourseda – roulaient vers Ciresiz, cité distante de treize Courses d’Ours seulement.
L’oursonne reprenait lentement ses esprits.
Elle fut fort ébahie de se voir sur le wheels-trunk, parée de colifichets oursopéens et entourée de trois pérégrins dont elle n’avait jamais encore reniflé l’odeur !
Ceux-ci se montrèrent plein de prévenance, lui offrant des graines grillées et un verre de grappa. Après quoi le cinquantenier lui grognonna toute l’aventure. Il mit en avant l’abnégation de Tiomiez Lupp, qui avait tout risqué pour la tirer des griffes de ses ravisseurs, et attribua la réussite de l’expédition à la joyeuse fantaisie de Patte d’Ours.
Myb. Lupp se taisait. Patte d’Ours, ravi et confus, grognait modestement que “ ce n’était qu’une farce qui avait bien tourné. ”
Sheb. Aourseda ne pouvant émettre deux sons articulés, renifla ses libérateurs à profusion : sa gratitude se lisait dans la gracieuse palpitation de ses narines. Mais, soudain, elle se remémora le bûcher, et contemplant ce territoire rousse’terrien si hostile qui défilait sous ses yeux, un grand spasme d’effroi lui grippa la peau du dos.
Tiomiez Lupp remarqua sa peur. D’un ton détaché et sans même la regarder il lui proposa de l’escorter jusqu’à King-Kong-Bear, bourgade toute dévouée à sa Très Grincheuse Ursidée, bien que située sur la côte panda’landaise : elle pourrait y trouver refuge.
Sheb. Aourseda en fut profondément émue. Cette solution lui agréait d’autant plus qu’un représentant de sa lignée maternelle exerçait à King-Kong-Bear son métier de boutiquier.
Le soleil était au plus haut lorsqu’on fit halte à Ciresiz qui a détrôné l’antique Dézo, cité mythologique posée dans l’azur sur un nuage tel le sépulcre sacré de l’Ours Oracle. De nos ours Ciresiz, cette ancienne perle du trigone, s’agriffe hélas tout bonnement à la terre, et Patte d’Ours, l’ayant reniflé d’une rapide narine, s’ébaudit de son apparence grisouille et triste et de son absence totale de pittoresque.
Ours Kaassis n’allait pas plus loin : son escadron bivouaquait à dix mille Pieds d’ours dans le septentrion. Le cinquantenier renifla respectueusement Tiomiez Lupp, appelant sur lui tout le miel du ciel et avouant que cet original périple, contrairement à ses prédictions, s’était avéré œuvre utile. Myb. Lupp lui effleura les griffes. Sheb. Aourseda fit des adieux autrement démonstratifs : elle serait toujours reconnaissante au vieux grognard ! Patte d’Ours, lui, fut gratifié d’une grosse bourrade donnée des deux pattes. Touché et trop troublé, il ne sut exprimer à Ours Kaassis combien il eût aimé le garder à odeur de narine. Et les pérégrins prirent des chemins divergents.
A l’est de Ciresiz les rails longeaient le cours du Flodvi. Entre les interstices des branchages tissés de longues feuilles, l’horizon étant dégagé, les pérégrins admiraient le spectacle changeant du Cijès, les cultures de tigridies, d’onagrariées et de linaigrettes, les ruisseaux et les marais hantés de gavials aux longues mâchoires, les gros bourgs pimpants, les futaies émeraude et sinople. Des oliphants et de grands bovidés faméliques malgré leur gibbosité graisseuse se désaltéraient et s’immergeaient dans le lit de la mère de tous les flots. Bien que l’on soit déjà en Haha et que le thermomètre ait beaucoup descendu, des hordes de Rousse’Terriens mâles et femelles pratiquaient en dévots convaincus leur débarbouillage rituel. Ces oursouailles sont d’ardents défenseurs des superstitions brakmard’oursiques et croient curieusement en un dieu trinitaire :
Which’Ours, force héliomarine, She’Ourse, Grande-Ourse des cataclysmes, et Brakmard’Ours, ours-maître des mystagogues et des thaumaturges. Mais comment ce céleste trio pouvait-il encore regarder sa terre, à présent soumise à l’Infidèle, et son fleuve profané par des vapeurs hurlant qui dérangeaient les graillantes corneilles, les grèges huppées, les lentes tardigrades plusieurs fois centenaires, les grues sacrées accompagnées de leurs gruons, les tout petits gros-becs sautillants, les groles et les vautours griffons – tous deux charognards – et jusqu’aux ours bigots assoupis sur ses plages !
Ce spectacle disparut rapidement. Les pérégrins eurent une vision fugitive de la caverne fortifiée de Djyrès, à trois Courses d’Ours et sept mille cinq cent soixante et un Pieds d’Ours de Ciresiz, ancestrale citadelle des hospodars du Cijès. Ils devinèrent Pjefituys aux mémorables distilleries de grenadille et entrevirent le mausolée de Musg Dusremmoz, érigé sur la grève senestre du Flodvi. Ils aperçurent un instant la terrible caverne de Cyhès derrière ses remparts. Ils reniflèrent Tèvré, bourgade manufacturière et boutiquière, premier bazar au pavot de la région. Ils humèrent les effluves de Nurpios, fondée par sa Très Grincheuse Ursidée, que ses forges, ses grosseries et ses maréchaleries avaient rendue fameuse bien qu’elles aient à jamais – épouvantable incongruité dans ce nirvana ! – obnubilé les nues par les grasses exhalaisons de leurs hauts-fourneaux
Et ce fut à nouveau l’obscurité. Le convoi des troncs inclinés filait toujours, provoquant les glapissements apeurés des hommes qui se terraient à son passage. Les pérégrins dormaient : Pumdurgi la magnifique, Puys l’écroulée, Moucha’Bear l’antique, Cysgbear, Hugly-Bear la moderne, ainsi que Djergisrepus, minuscule terre Frog’Landaise où Patte d’Ours aurait pu avoir la joie de renifler des compatriotes, leur échappèrent complètement !
Le soleil commençait d’illuminer la ville quand le convoi s’arrêta à Kelkud’Ourse. Le hauturier à destination de King-Kong-Bear ne quitterait le quai que lorsque l’astre serait au plus haut de sa course. Tiomiez Lupp disposait par conséquent de sa matinée.
Embarqué à Long’Ours le mercredi 25 Absolu, il avait prévu d’entrer le 20 d’Haha dans la grande métropole rousse’terrienne. Or on était bien le 20 : le fléau s’équilibrait parfaitement. Bien sûr, le temps gagné entre Long’Ours et Cuncéã n’existait plus, grignoté durant le parcours du dangereux trigone. Qui pourrait cependant grognotter avec certitude que Tiomiez Lupp le déplorait ?