Antoine Grimaud
Chapitre XVI
OÙ FIXIDORE FIXOURS,
DÉSIREUX DE S’INSTRUIRE,
FAIT L’ÂNE POUR AVOIR DU SON
Vapeur à coque métallique de mille cinq cent cinquante-quatre Ours-Cubiques de capacité et développant la puissance de deux cent quarante-huit Grizzlys-Vapeur, le Rangours comptait parmi les fleurons de la Guilde Trigonale sur les eaux du Panda’Land et du Jap’Ourson. Il n’avait cependant pas la même classe que le Mongourslia et Tiomiez Lupp ne put donc louer pour Sheb. Aourseda une tanière qu’il jugeât digne d’elle. Heureusement le séjour à bord durerait moins de douze ours, et l’oursonne ne craignait pas les litières un peu dures.
Peu à peu Sheb. Aourseda découvrait ses hôtes. Dès qu’elle le pouvait, elle leur manifestait toute sa gratitude. L’impassible gentillours la laissait faire. Il avait ordonné que la jeune oursonne soit parfaitement servie et s’en assurait discrètement. Plusieurs fois l’ours il entrait chez elle et, s’il ne grommelait point, il se montrait fort attentif. Elle pensait parfois, un peu triste, qu’il n’agissait que poussé par sa bonne éducation de gentillours. Elle craignait de l’ennuyer. Patte d’Ours – il avait bien reniflé qu’elle trouvait du charme à son ours-maître – commença alors de lui en dévoiler le tempérament insolite. Il conta aussi les raisons de leur course effrénée de par le globe. La truffe de Sheb. Aourseda s’en retroussa d’amusement.
Au cours de leurs entretiens, elle décrivit à son tour sa jeunesse d’Oursassise, fille d’un nabab local, complétant les grésillements de Ma’Ours. Dans le trigone les Oursassis, agropastoraux aux origines, doivent leur immense richesse à la culture des cotonéasters aux fruits rouges et orangés et des agrostides vivaces. Et l’on vit un de ces ours, Musg Kéniz Kikikwa, distingué par sa Très Grincheuse Ursidée lorsqu’il partit s’installer à King-Kong-Bear. C’était précisément cet oncle maternel dont elle se demandait s’il accepterait de lui accorder asile et sûreté. Myb. Lupp grommelait qu’il s’en occuperait : il existait inévitablement une solution.
Mais Sheb. Aourseda se souciait-elle vraiment de son sort ? Même pas ! C’est en toute confiance qu’elle contemplait son sauveur – si séduisant et rassurant – de ses prunelles “ aussi sombres que les gouffres sans fond du Jonémæ ”. Lupp, gourmé et guindé comme une ceinture fraîchement amidonnée, était-il cependant ours à explorer ces gouffres ?
La croisière du Rangours se passait au mieux, par une mer calme et sous un vent régulier et puissant qui entraînait le cabotier. On approcha l’archipel d’Ergéner et on distingua nettement le Zeggmi-Pic dressé à mille cinq cent et un Pieds d’Ours, une Griffe, un Poil et deux cent soixante-seize oursièmes au-dessus de l’horizon, repère souvent utile aux gars-ours marins.
On cabotait toujours à odeur de la terre. Les sanguinaires Papours1, terribles habitants des lieux, ne tentèrent rien contre les pérégrins. [ Note 1 : On a l’habitude de classer ces ours au plus bas de l’espèce. Il est vrai qu’ils ne sentent pas bon mais, bien qu’on n’ait jamais trouvé leurs cimetières, c’est mensonge que de les prétendre ursinophages. Ils n’ont jamais mangé d’ours, ou ne s’en souviennent plus, ou il y a bien longtemps.]
Les pérégrins découvraient une perspective exceptionnelle sur tout l’archipel. Une prolifération d’essences diverses – chamérops, cocotiers, dattiers, doums, kentias, choux palmistes, sagoutiers, tallipots, verbénacées, papilionacées, adiantes, capillaires et polypodes – formait de luxuriantes forêts allongées au pied de l’écrasante masse granitique des éperons. Les cavernes littorales abritaient des nuées de griffets – les Panda’Landais en raffolent –, tandis que dans le ciel volaient de roux griffons charognards et que d’immenses colonies de grands-gosiers nageaient en ballets bien réglés, plongeant leur tête dans l’eau tous à la même seconde. Cependant, ses machines rougies par le zèle intéressé du chauffeur, le Rangours filait à toute vapeur vers la passe de Némèdde et les eaux panda’landaises, abandonnant bientôt l’archipel dans son sillage.
Mais que devenait dans son coin le malheureux Fixours, emporté bien involontairement dans cette course autour du globe ? Ayant engravé des consignes pour que le fichu blanc-seing le suivît à King-Kong-Bear, il avait grimpé discrètement sur le Rangours et, dans l’impossibilité d’y justifier sa présence après avoir affirmé vouloir creuser caverne à Cuncéã, il comptait rester caché toute la traversée. Le cours laborieux de ses réflexions le conduisit pourtant à changer son balluchon d’épaule.
King-Kong-Bear devenait sa dernière chance d’agriffer son coquin, l’escale de Singe-à-Poux étant bien trop brève pour lui donner le temps d’y organiser sa trappe. S’il n’était pas mis en cage à King-Kong-Bear, l’oiseau s’envolerait à tout jamais car c’est là l’ultime territoire où sa Très Grincheuse Ursidée ait planté une de ses griffes : ce point franchi, l’oursard Lupp trouverait un asile presque inexpugnable au Panda’Land, au Jap’Ourson ou même en Amer’Ourse. A King-Kong-Bear, le blanc-seing de mise en cage – en espérant qu’il eût enfin terminé son exaspérante course poursuite – permettrait à Fixidore Fixours d’agriffer Lupp et de le confier à la vigilance des gars-ours pandores du cru. Du gâteau de miel ! En revanche, passée cette occasion, le blanc-seing ne servait plus de rien. La bureaucratie centrale devrait alors grossoyer un mandement international. D’où ajournements, atermoiements, attentes, délais, reports, temporisations et tergiversations qui résulteraient tout simplement de la lenteur, de la lourdeur, de la prudence, de la circonspection, bref, de la bêtise des gratte-papier et grouillots bureaucrates. Et tout serait inévitablement perdu !
“ Si ce fichu blanc-seing m’attend à King-Kong-Bear se ressassait Fixidore Fixours couché sur sa litière, j’agrippe l’oursard ! S’il ne m’y attend pas, je dois coincer le coquin sur place ! A Cuncéã, j’ai failli ! A Kelkud’Ourse, j’ai failli ! Si je faux encore à King-Kong-Bear, je serai la risée des ours de chez moi ! Qu’importe le biais, mettons des bâtons dans les roues du gredin.”
Fallait-il grogner toute l’affaire à Patte d’Ours et lui dévoiler qui se cachait derrière le masque de son ours-maître ? Le brave gars-ours ne semblait être ni acolyte ni comparse. Affolé et redoutant qu’on l’accuse de collusion, compérage ou connivence, il se rallierait forcément au représentant de sa Très Grincheuse Ursidée ! Peut-être, mais ce gars-ours savait se montrer moqueur et frondeur. Un faux pas et le gibier disparaissait à tout jamais.
L’odeur de Sheb. Aourseda, perçue un soir mêlée à celle de Tiomiez Lupp, changea le cours des pensées de notre gars-ours.
D’où sortait cette oursonne ? Etait-elle de mèche avec Lupp ? Sa maîtresse, peut-être, pour laquelle il aurait accompli son crime ? Ils s’étaient probablement donné rendez-vous sur la route de Cuncéã à Kelkud’Ourse. Certainement que depuis le départ le gentillours volait vers la délicieuse oursonne ! Tout à fait ravissante il est vrai ! Fixours en avait été frappé lors du procès de Kelkud’Ourse.
On imagine la perplexité de notre gars-ours. Elle paraissait si jeune ! Ne serait-ce point un crapuleux bearnapping ? Bon sang, mais c’est bien sûr ! Aucun doute ! Elle s’était enfuie avec les pérégrins pour échapper à un père autoritaire ou à un vieux barbon. Le bearnapping était certain ! Et sa Très Grincheuse Ursidée se montrait plutôt revêche aux amants ! A King-Kong-Bear il serait aisé d’attirer sur eux ses foudres et son courroux, auxquels nul marchandage ne saurait les soustraire cette fois.
Attention cependant ! Ce Lupp courait comme un cabri piqué par les taons, dégringolait d’un hauturier pour grimper sur le suivant et risquait de se volatiliser comme un démon. Comment agir avant l’accostage à King-Kong-Bear ? Pas de problème ! On allait faire de l’anthracite à Singe-à-Poux, et Singe-à-Poux communique justement avec le littoral panda’landais par un ingénieux système de feux allumés : ce serait un jeu d’ourson que d’alerter les représentants de sa Très Grincheuse Ursidée sur l’arrivée du Rangours et de son voleur !
Mais que leur grognotter exactement ? C’est à ce point de ses cogitations que Fixours choisit de se montrer à Patte d’Ours, bien certain de pouvoir lui soutirer aisément de précieux renseignements. Il devait faire vite : le Rangours mettait son coke en stock à Singe-à-Poux dans moins de deux oursaines d’heures, le jeudi 26 du mois d’Haha.
Fixidore Fixours quitta alors sa tanière et se tapit dans un recoin de la promenade, afin de croiser Patte d’Ours “ par le plus grand des hasards ”. Celui-ci se baguenaudait tranquillement, quand il ouit glapir le gars-ours pandore :
“ Cher oursami ! Quel plaisir de vous renifler !
– Monours Fixidore Fixours, vous ici ! Je vous croyais à Cuncéã ! grogna Patte d’Ours stupéfait, flairant son compère du Mongourslia. Par l’Ourse-Bleue ! Vous revoilà à pérégriner ! Vous avez bien la bougeotte ! Courez-vous également le globe ?
– Que nenni, se défendit Fixours, mes affaires me conduisent à King-Kong-Bear, pour deux ou trois ours seulement.
– Vous m’en grognerez tant ! s’exclama Patte d’Ours, légèrement méfiant. Vous vous cachiez donc bien que je ne vous aie pas reniflé une seule fois pendant cette traversée ?
– Je n’ai pas quitté ma litière, terrassé par le roulis. Ces parages du Cirpémi me sont plus cruels que l’udier Kitash. Mais il suffit. Comment se porte votre ours-maître ?
– Sur deux pattes assurées et bien stables. Et avec ça, la régularité d’un chronographe ! Aucun malus encore dans sa gageure ! Et pourtant ... Je vais vous épater : une bien jolie oursonne nous accompagne maintenant.
– Une oursonne ? ” s’ébahit le gars-ours, jouant les idiots à la perfection.
Patte d’Ours, ravi, grognonna toute l’équipée : l’épisode ridicule de la caverne taboue de Cuncéã, l’emplette de l’oliphant pour la fantastique somme de cinq mille sept cent trois Ours d’or, deux Pénis, quatorze Canines et deux cent treize Oursings, le bearbecue tragique, le bearnapping d’Aourseda, l’arène de justice à Kelkud’Ourse et le marchandage de leur affranchissement. Fixours avait vécu la fin de l’histoire mais ne pipa point, semblant goûter ce récit comme du bon miel, ce qui enchantait notre conteur.
“ Ça donc ! grogna Fixidore Fixours, votre ours-maître aurait-t-il projeté d’aider cette jeune oursonne à se rendre à Long’Ours ?
– Nenni, monours, nenni ! Nous la laisserons entre les pattes d’un ours de sa parentèle, gros magnat de King-Kong-Bear. ”
“ Le gredin est prudent ! se grommelucha le gars-ours pandore mais, faisant contre mauvaise fortune bonne truffe : un gobelet de vin de groseille au miel, monours Patte d’Ours ?
– Avec grand plaisir, monours Fixidore Fixours. Lapons de concert quelques godets à nos retrouvailles ! ”