Antoine Grimaud
Chapitre XVII
DANS LEQUEL ÇA CHAHUTE
SOUS LES CRÂNES
ENTRE SINGE-À-POUX
ET KING-KONG-BEAR
Patte d’Ours et Fixidore Fixours étaient devenus inséparables. Le gars-ours pandore avait renoncé à obtenir plus de renseignements. De loin, il reniflait parfois Myb. Lupp dans la belle tanière d’apparat du Rangours où ce dernier passait son temps à écouter Sheb. Aourseda guiorer de façon charmante, ou à bridger avec quelques acharnés de rencontre.
Patte d’Ours s’interrogeait sur ce Fixours. Ça lui semblait un peu fort de bouchon de voir un simple badaud, grognotteur de renseignements à Ours’Ez, devenir aussitôt pérégrin à bord du Mongourslia ! Puis, alors qu’il prétendait vouloir creuser caverne à Cuncéã, de le revoir sur le Rangours à destination de King-Kong-Bear ! Toujours sur leur chemin ! Les surveillant peut-être ? Bien de quoi cogiter ! Ces coïncidences coïncidaient vraiment un peu trop à son goût ! Que leur voulait-il donc ? Patte d’Ours aurait gagé ses protège-coussinets d’intérieur – son bien le plus cher – qu’ils n’en avaient pas fini avec lui et qu’après King-Kong-Bear ils le traîneraient encore derrière eux, ce qui ne laissait pas de l’inquiéter.
Il avait peu de chance de flairer les vrais motifs du gars-ours pandore. Comment concevoir en effet que l’on pourchassât Tiomiez Lupp tel un vulgaire brigand ? Il fallait cependant à Patte d’Ours une raison rationnelle à cette suite d’événements. Imaginatif et malin, il trouva une justification somme toute admissible. C’était élémentaire ! Fixours était un gars-ours sycophante stipendié par les ours-membres du Cercle-Bel-Ursidé, pour contrôler que son ours-maître parcourait bien réellement le globe, sans dévier du parcours décidé à Long’Ours.
“ Ah ! les sales bêtes ! rageait le loyal gars-ours, que sa propre sagacité ébaudissait. Un mouchard accroché à nos basques ! Ah ! les fourbes ! Myb. Lupp ! La rectitude et l’intégrité faites ours ! Un ours tellement délicat, scrupuleux et bien élevé ! Stipendier un gars-ours sycophante ! Mesours du Cercle-Bel-Ursidé, que votre miel se patafielle ! ”
Patte d’Ours préféra ne pas courir faire part de ses déductions à son ours-maître qui aurait pu se sentir insulté par la suspicion de ses partenaires. Quant à ce Fixours, il se réjouissait d’avance de le brocarder dorénavant, autant qu’il le pourrait, en plaisanteries fines et allusions ironiques.
Alors que le soleil avait commencé sa descente vers l’horizon, peu après leurs retrouvailles, le Rangours s’engageait dans une étroite passe, entre la péninsule de Némèdde et Zynèvsé, belle terre protégée par d’énormes récifs abrupts et ciselés par les vents.
Avant même les premiers rougeoiements de l’aube le Rangours, très en avance sur le planigramme officiel, jetait l’ancre à Singe-à-Poux pour y refaire son plein.
De son gravoir Tiomiez Lupp nota ce bonus et, dérogeant à ses habitudes, il planta griffe sur le débarcadère pour offrir à Sheb. Aourseda une excursion dont elle avait grognotté l’envie.
Fixidore Fixours redoutant toujours l’envol de son oiseau courut derrière eux, prenant bien garde de rester sous leur vent. Patte d’Ours, de son côté, se baguenauda tranquillement. Il plissait sa large truffe d’amusement en pensant au mal que se donnait la pauvre mouche. Somme toute, il gagnait bien difficilement son miel !
Singe-à-Poux, long ruban posé sur l’udier, n’est pas un site bien remarquable. L’absence de relief la fait aussi plate qu’une ourse sortant d’hibernation. Mais on y flâne cependant avec plaisir, comme dans les grandes allées d’un jardin botanique. C’est sur un coquet tronc à roues, bien protégé du soleil par un dense tressage de palmes, et tiré par trois onagres grivelés et pommelés introduits depuis peu de la New-Ourse’Land, que Sheb. Aourseda et Tiomiez Lupp s’y promenèrent sous des palmeraies à larges feuilles et des myrtacées toujours vertes. Strychnos et vomiquiers, tecks, styrax, sophoras, araucarias, ylangs-ylangs, abacas, rien ici ne rappelait la végétation oursopéenne. D’immenses cryptogames vasculaires couvraient le sol et des fragrances inconnues, que Sheb. Aourseda lui décryptait patiemment, assaillaient les narines de Myb. Lupp. De pacifiques orangs-outangs et des hominidés en troupes agiles et criaillantes se croisaient dans les arbres, et des panthères noires rodaient non loin de là. Ces sanguinaires carnivores, mutants mélaniques de la région, n’hésitent pas en effet à affronter la dangereuse passe de Némèdde pour venir croquer des proies faciles à piéger sur un si minuscule territoire.
Ils roulèrent ainsi un long moment, passant entre des cavernes étroites et sombres creusées dans des vergers où abondaient grosses grenades, griottes charnues et agrumes juteux.
Le soleil était déjà haut quand le cocher s’essuya le front, mit son chapeau de cuir entre ses pattes et poussa la voiture en dehors des contre-allées, au bord de l’eau. Ils étaient toujours discrètement épiés par le gars-ours pandore qui n’en pouvait plus d’avoir tant galopé.
Patte d’Ours guettait leur arrivée. L’aimable gars-ours avait marchandé trois oursaines de succulentes grenadilles. Il fut enchanté de la joyeuse gourmandise de Sheb. Aourseda, qui s’en régala.
En fin de matinée le Rangours, après avoir stocké son coke, reprenait la mer. Longtemps dans l’après-midi des goélands rayés, grisards ou gros-miaulards, les accompagnèrent en piaulant. Dans le crépuscule, les sommets de Némèdde – refuge des féroces panthères noires – s’évanouissaient à l’horizon.
C’était cent quatre-vingt-neuf Nages d’Ours, seize Coulées et trois cent seize oursièmes qu’il restait à parcourir entre Singe-à-Poux et King-Kong-Bear, minuscule confetti posé devant la côte panda’landaise, et Tiomiez Lupp disposait de six ours tout juste s’il voulait attraper là sa correspondance du 4 du mois d’As à destination de Yokohol’Ourse, importante escale du Jap’Ourson.
La ligne de flottaison du Rangours affleurait le pont. Une foule de pérégrins avec leurs lourds balluchons avaient grimpé à bord à Singe-à-Poux : des Rousse’Terriens, des Diamériens, des Panda’Landais, des Néméozoïns et des Ours des Cocotiers.
Le lendemain le temps s’abearnaudit brutalement. Si sous ces violentes bourrasques la houle devint dure et forte, le bâtiment était cependant poussé dans la bonne direction et on hissa aurique, marconi, hunier, misaine, perroquet, brigantine, cacatois, trinquette et grand foc. Le Rangours, marchant alors à voile et à vapeur, y gagna une allure très fringante. Hélas, les pérégrins durement secoués par cette mer très formée si fréquente au large des côtes d’Erren et de Dudjordjori, et d’autant plus ballottés que le Rangours manquait de souplesse pour y faire front, souffraient de haut-le-cœur et de nausées.
Malgré leurs grosses machines, rapides et puissantes, les caboteurs de la Guilde Trigonale desservant le Panda’Land ne peuvent rivaliser avec les bâtiments oursopéens pratiquement insubmersibles. Ils présentent tous la même faiblesse. Incompétence du concepteur ou gribouillerie des ouvriers, ils se comportent par gros temps comme des bouchons à la surface des flots. De plus, les vagues les submergent aisément et, à la première grosse déferlante, ils s’alourdissent, risquant d’engloutir leur cargaison et de noyer leurs pérégrins.
Avec un tel handicap pas question pour le Rangours de tenter l’Ourse-Noire. Souvent on réduisait l’allure et on gardait la proue au vent. On ne marchait plus alors, mais cela semblait laisser Tiomiez Lupp totalement indifférent. Cette prudence, en revanche, hérissait Patte d’Ours de la truffe à la queue. Il maudissait les grains, les vagues, les gars-ours marins et tous ces incapables qui se piquent de mener les pérégrins à bon port. Sa girandole de grisou qui, sans répit, grignotait son bien dans la caverne de Baskerville road lui revenait alors à l’esprit, attisant plus furieusement encore son exaspération.
“ Allons, ça vous gratte tant que ça de rejoindre King-Kong-Bear ? grogna un matin le gars-ours pandore.
– Bigrement, oui !
– Myb. Lupp brûlerait-il de grimper sur le hauturier de Yokohol’Ourse ?
– D’un feu d’enfer !
– Goberiez-vous à présent cette fiction du tour du globe ?
– Sans aucun doute ! Ce n’est pas votre avis, peut-être ?
– Pas du tout ! Je ne l’ai jamais gobée !
– Sacré loustic ! ” grimaça Patte d’Ours, plissant sa truffe luisante.
La pointe toucha le gars-ours pandore qui en fut alerté. L’autre se moquait de lui ! Serait-il éventé ? Il demeurait dubitatif. Nulours ne soupçonnait cependant son appartenance à la boîte des pandores et Patte d’Ours moins qu’un autre. Pourtant ce bougre grognait comme s’il était plus savant qu’il ne l’aurait dû.
Notre gars-ours ne résistait pas au plaisir de le titiller. L’ours suivant, au petit matin, comme ils étaient à nouveau ensemble :
“ Je serai bien triste, monours, grogna-t-il à son compagnon – et son œil brillait – quand vous nous quitterez à King-Kong-Bear.
– Heu ... grogna Fixidore Fixours confus et gêné, je ne comptais pas ...
– Bravo ! glapit Patte d’Ours, continuez donc avec nous ! Vous n’imaginez pas combien ça me réjouit ! Un gars-ours de la Guilde Trigonale doit toujours foncer de l’avant ! Parti pour Cuncéã, vous arrivez déjà au Panda’Land ! Gagnez donc l’Amer’Ourse, c’est tout à côté ! Et un saut de puce vous fera passer d’Amer’Ourse en Oursope ! ”
Fixidore Fixours le reniflait avec suspicion mais lui trouvait l’odeur la moins sibylline qui fût. Il retroussa donc la truffe lui aussi. L’autre, sur sa lancée, s’enquit :
“ Et vous gagnez bien votre miel, avec tous ces trajets ?
– Les temps sont parfois durs, grogna Fixidore Fixours un peu inquiet. Ce n’est plus ce que c’était. Le transport m’est payé, bien évidemment, et c’est déjà beaucoup !
– Là-dessus, je vous fais confiance ! ” glapit Patte d’Ours, plissant sa truffe de la plus comique des façons.
Fixidore Fixours, très troublé, rejoignit sa litière. Pour sûr, on l’avait débusqué. Comment l’autre avait-il pu flairer le pandore en lui ? Et l’avait-il déjà mouchardé ? Moins benêt qu’il ne l’affichait, peut-être était-il de mèche avec son ours-maître ? Dans ce cas, tous deux se moquaient de lui depuis le début ! Aurait-il donc lamentablement échoué ? Ça chahutait fort sous son crâne ! Il voyait son gibier échappé et gémissait, puis reprenait espoir de l’agriffer. Incapable de fixer une idée, il se tournait et se retournait sur sa litière comme dévoré par un cent de puces.
Enfin, au matin, épuisé de tourments, il cessa de bouillonner stérilement et décida de sa conduite. Pas question de laisser Lupp s’envoler à tout jamais ! Sans blanc-seing pour le fourrer en cage à King-Kong-Bear, il grognerait toute l’affaire à Patte d’Ours, sans plus barguigner. Qu’avait-il donc à perdre ? De mèche avec son ours-maître, il lui avait tout grogné et la chasse avait déjà tourné en farce ! Innocent, il craindrait trop le courroux de sa Très Grincheuse Ursidée pour ne pas collaborer gentiment avec l’autorité.
C’est ainsi que nos compères, chacun dans son coin, élucubraient et tiraient des plans sur la comète. Quant au troisième pérégrin, il poursuivait sa trajectoire elliptique, apparemment inconscient des poussières qu’il entraînait dans sa course immuable à travers l’espace.
Pour garder notre image de la mécanique céleste, une planète nouvelle, récemment apparue et fort attirante, eût pu cependant créer quelque dérèglement dans sa progression. Hélas, au grand désespoir de Patte d’Ours, il semblait insensible à la beauté de Sheb. Aourseda ! Il n’y avait point d’inclination dans ce cœur impénétrable, ou alors moins décelable que la vibration de l’antenne d’un hyménoptère dont l’ours avisé déduit cependant la présence du miel. Rien à faire ! Patte d’Ours devinait dans les palpitations de narine de l’oursonne une belle attirance pour son ours-maître et se désespérait d’être bien seul, hélas, à montrer quelque talent divinatoire ! Rien ne semblait émouvoir Tiomiez Lupp. Preux chevalier, à l’occasion. Simple soupirant, jamais ! Et songeait-il seulement aux aléas du trajet, à leurs conséquences ? Bien malin l’ours qui aurait pu l’assurer.
Patte d’Ours, au contraire, passait chaque heure par mille morts. Une fois, penché par-dessus le garde-corps, il constata qu’un gros coup de mer déséquilibrait le navire et que les pales battaient longuement dans le vide, entraînant l’emballement des pistons. Les clapets laissèrent échapper la pression et cela déclencha rage et fureur chez le brave gars-ours.
“ Mais rivetez-les donc, ces clapets ! glapit-il. Voyez toute la vapeur qu’on perd ! Quels empotés que ces ours-là ! Nom d’une petite Ourse ! Des gars-ours amer’oursains auraient préféré faire exploser la chaudière que d’escargoter ainsi ! ”