Antoine Grimaud
Chapitre XVIII
DANS LEQUEL CHAQUE OURS
RÉAGIT À SA FAÇON
AUX MANIFESTATIONS
DES ÉLÉMENTS
On approchait du but quand brutalement cela s’abearnaudit plus encore. Bâbord amures, les coups de chien repoussaient le Rangours qui, mal équilibré, se couchait et tanguait de façon terrifiante. Peu de pérégrins échappaient au mal de mer.
Le premier du mois d’As se leva une fantastique colère d’ours qui fouaillait durement les flots. Le Rangours céda sous l’assaut des vagues déferlant contre ses flancs, réduisant le plus possible sa puissance et se contentant de louvoyer entre les rouleaux. Plus un Poil carré de voilure ! Mais les grelins tendus, vibrant et gémissant dans la tourmente, suffisaient, hélas, à l’entraîner dangereusement.
Impossible dans ces conditions d’avancer normalement. On atteindrait King-Kong-Bear avec deux fois ourse heures de malus sur le planigramme, à condition encore que la colère d’ours s’apaisât.
Tiomiez Lupp paraissait se moquer comme d’une guigne des éléments déchaînés, ne redoutant ni la mort ni la ruine. N’éprouvait-il donc jamais contrariété ou agacement ? Sheb. Aourseda, en babillant avec lui, ne constata aucun changement : il ignorait tout bonnement la colère d’ours.
Pour Fixidore Fixours le miel semblait couler à flots ! Il adorait ce déchaînement inespéré des éléments. Il l’aurait souhaité plus énorme encore, capable de les repousser jusqu’à la Rousse’Terre. La chance avait tourné et la Grande-Ourse, en agriffant le navire comme elle le faisait, prenait son parti. Lupp allait se retrouver coincé à King-Kong-Bear et il pourrait, cette fois, le mettre en cage. Même ses violents haut-le-cœur l’indifféraient. A l’Ourse-Noire ses souffrances ! Il aurait accepté de faire naufrage pour retarder l’autre ! Et il jubilait, il applaudissait des deux pattes, il exultait, il triomphait, il se délectait et se félicitait de sa bonne fortune.
On imagine bien avec quel courroux Patte d’Ours, à contrario, vécut la chose. Mais pourquoi l’Ourse-Bleue les abandonnait-elle ? A cet ours les éléments avaient toujours travaillé pour eux ! Hauturiers et wheels-trunks les servaient ! Les machineries et les voilures, de conserve, soutenaient leur progression. La chance s’était-elle enfuie ? Patte d’Ours suffoquait de rage : ces cinquante-sept mille trente et un Ours d’or, huit Pénis, ourse Canines et quatre cent quarante et un Oursings de perdus, c’était son sang qui s’écoulait ! La colère d’ours l’affolissait, l’ouragan l’indignait, et il aurait de bon cœur lacéré les vagues impertinentes qui le narguaient ! Le gars-ours pandore fit semblant de compatir. Bien lui en prit : Patte d’Ours eût-il seulement reniflé trace de sa joie, que le Fixidore n’en fût pas sorti indemne.
Tant que la colère d’ours souffla, Patte d’Ours ne quitta pas la passerelle du Rangours. Il lui fallait s’agiter, s’ébrouer, se débattre. Il était partout à la fois. Avec une habileté extrême, il se hissait jusqu’à la vigie au risque de se rompre le cou pour prêter la patte aux manœuvres. Il courait renifler le gars-ours pacha, scruter le manitou, interroger les gars-ours marins qui retroussaient leurs truffes d’amusement en le découvrant à ce point désorienté et confondu. Il suppliait qu’on lui indique quand s’achèverait cette colère d’ours et empoignait le barothermographe, désespérément bloqué au plus bas, l’agitait violemment, le tapotait gentiment, le berçait, le branlait, le cajolait et l’insultait, mais en vain ! La stupide mécanique ne ramenait pas le beau temps !
Pourtant, dans l’oursée du 2 du mois d’As, la colère d’ours finit par tomber et une bonne brise, propice aux pérégrins, souffla au septentrion.
Patte d’Ours se calma également. Les foc, génois, trinquette, misaine, perroquet, brigantine et cacatois furent regréés, rendant au Rangours son allure gaillarde.
Un retard ne se rattrape jamais cependant, affirme-t-on, surtout dans un sprint. Le gars-ours de vigie renifla la côte le 4, une heure avant les premières lueurs de l’aube : le planigramme prévoyait un débarquement le 3, et on raterait fatalement la correspondance pour Yokohol’Ourse.
Aux tout premiers rayons du soleil sur la mer, un gars-ours lamaneur grimpa sur le pont et relaya le gars-ours de barre pour mener le Rangours sans dommages dans l’abri naturel de King-Kong-Bear.
Le malheureux Patte d’Ours se mordait la langue. Surtout ne pas poser de question ! Ne pas s’entendre confirmer que le hauturier de Yokohol’Ourse avait déjà filé ! Il était accablé et Fixours, fort aise de pouvoir un peu arroser l’arroseur, faisait mine de le soulager en grognant que Myb. Lupp pourrait ainsi se reposer quelques ours. Patte d’Ours faillit en crever de rage.
Myb. Lupp, loin des timidités de Patte d’Ours et n’ayant pas son Bearshaw’s près de lui, interrogea le gars-ours lamaneur :
“ A quand le prochain embarquement pour Yokohol’Ourse ?
– Au flux du point de l’ours, dans deux oursaines d’heures.
– C’est bien ”, grommela Myb. Lupp, s’apprêtant à regagner la grande tanière d’apparat du Rangours.
Fixidore Fixours éprouva une violente envie d’égorger cet oiseau de mauvais augure que Patte d’Ours, lui, porta aussitôt au pinacle.
“ Et comment le surnomme-t-on ? s’enquit encore Myb. Lupp.
– L’Oursnatic.
– D’après le Bearshaw’s, il devrait déjà être en mer ...
– Une avarie monours. Il est toujours à quai.
A ces mots Patte d’Ours ne se sent plus de joie. Plissant sa large truffe il grogne :
“ Par ma foi, de votre profession vous êtes le roi ! ”
L’envolée laissa le gars-ours lamaneur assez interdit. A l’appel des appeaux, il les guida parmi un enchevêtrement d’embarcations – chalands, caraques, chaloupes, esquifs, radeaux, trirèmes, youyous, birèmes, barcasses, bélandres, pirogues et coches d’eau – se bousculant pour entrer eux aussi à King-Kong-Bear ou en sortir.
Le soleil était à son plus haut lorsque les pérégrins purent enfin planter griffe en terre.
Le deus ex machina qui présidait à leurs destinées était intervenu fort à propos, ayons l’honnêteté de le graver ici. En l’absence de cette avarie inespérée, L’Oursnatic naviguerait déjà en haute mer, nos pérégrins devraient patienter jusqu’au 11 pour grimper à bord d’un hauturier, et notre récit s’achèverait là. Heureusement, l’oursée qu’avait perdue Myb. Lupp ne compromettait aucunement ses chances de réussite.
Il faut savoir que, par contrat, le vapeur franchissant l’immense udier Tédoloxyï entre Yokohol’Ourse et Safrasiz’Ours ne doit pas décoster tant que les pérégrins de King-Kong-Bear manquent à son bord. Le malus, à Yokohol’Ourse, ne représenterait qu’un demi-oursième du temps prévu pour le trajet et on pourrait le rattraper aisément. Tiomiez Lupp, on le voit, respectait presque les stipulations de son planigramme.
L’Oursnatic appareillant seulement au flux du point de l’ours, il restait ourse et cinq heures à Myb. Lupp pour trouver un refuge à Sheb. Aourseda et assurer sa situation à King-Kong-Bear. Ayant planté griffe en terre, ils louèrent des gars-ours porteurs jusqu’à la Caverne du Cercle qui leur avait été recommandée comme la moins mauvaise du lieu. Le petit cortège gagna rapidement cet estaminet, un peu gargote, un peu mastroquet, mais semblant assez propre.
On réserva à l’intention de Sheb. Aourseda une confortable tanière aux litières rempaillées de frais et Tiomiez Lupp s’assura qu’on la nourrît bien. Après quoi, ayant discrètement demandé à Patte d’Ours de ne pas la quitter un instant, il se lança sur la piste de cet oncle lointain qui pourrait l’abriter.
Le gentillours commença par Grisbi-Change. Dans cette caverne sacrée du négoce, il relèverait à coup sûr les traces d’une aussi grande notabilité que Musg Kéniz Kikikwa. Mais il apprit rapidement que le boutiquier oursassis n’hibernait plus en Panda’Land. Riche en miel et en or il était parti, trois saisons plus tôt, pour l’Oursope, en Ourse’Land selon la rumeur, car il y avait beaucoup traficoté tout au long de son activité boutiquière.
Tiomiez Lupp regagna la Caverne du Cercle et grimpa jusqu’à la tanière de Sheb. Aourseda pour l’informer de l’exil de Musg Kéniz Kikikwa.
Songeuse et préoccupée, elle resta silencieuse un moment :
“ Conseillez-moi, monours Lupp, guiora-t-elle.
– Je vais vous conduire en Oursope.
– Monours, ce sera incommode pour vous, et peut-être ...
– Pérégriner, à deux ou à trois, c’est toujours pérégriner ... Patte d’Ours ?
– Monours ?
– Réservez-nous les trois meilleures litières de L’Oursnatic. ”
Patte d’Ours, ravi que la charmante oursonne demeure avec eux, déguerpit de la Caverne du Cercle en trottinant gaiement.