Au Zoo de Lausanne

éditions du Groupe de L'Ours
autour du lettrisme, des situationistes, de l'Oulipo et la pataphysique
Se dire lettriste toujours, parce que ça fait hurler les chiens.

Antoine Grimaud

Chapitre XXI

OÙ UN GARS-OURS MARIN CRAINT
QUE CINQ CENT SOIXANTE-DIX OURS D’OR
LUI PASSENT SOUS LA TRUFFE

Dès le 14 du mois d’Absolu le large du Panda’Land est secoué et balayé par de très violents ouragans, et tous les gars-ours marins tremblent de s’y retrouver.
La cupidité – ne s’agissait-il pas de gagner deux cent quatre-vingt-cinq Ours d’or, deux Pénis, quinze Canines et cinq cent quatre-vingt-deux Oursings par ours de mer ? – aurait peut-être poussé tout autre que Björn Cyrzca à prendre inconsidérément le risque de gagner Yokohol’Ourse.
Mais lui, qui ne manquait pourtant pas de courage et se fiait presque aveuglément à sa Tankadoursère, capable de fendre les vagues tel un oiseau de mer par tous les temps, savait bien que caboter jusqu’à
Chand’Oursaille sur un petit bâtiment jaugeant à peine plus de dix-sept ours-cubiques constituait, en cette saison, un exploit suffisant.
Il fallut longtemps pour sortir des dangereux chenaux de King-Kong-Bear mais la Tankadoursère, que la brise souffle de terre ou de mer, se manœuvrait sans souci.

“ Nous filons bonne allure, grommela Tiomiez Lupp.

– Je ne saurais en effet gréer une griffe de toile supplémentaire.
– Bien. ”

Tiomiez Lupp, campé sur ses pattes aussi solidement qu’un gars-ours marin, contemplait la forte ondulation des flots. Quant à Sheb. Aour­seda, pensive à la poupe de ce fragile esquif, elle se trouvait bien petite sous le ciel immense. Les yeux dans le vague, elle croyait découvrir dans les toiles gonflées le corps d’un fabuleux oiseau les enlevant dans les nues.

La brune était sombre. Un très mince croissant lumineux disparaissait presque derrière les gris stratus qui s’amoncelaient.

Des quinquets avaient été hissés aux mâts pour éviter les malencontres toujours possibles si près des côtes, là où croisent de nombreuses embarcations. A cette allure, un éperonnage eût été fatal.

 

Fixidore Fixours, seul à la proue, éclaboussé d’embruns, froissé d’être l’obligé de son ennemi, boudait et ruminait de sombres perspectives. Lupp sauterait à Yokohol’Ourse sur le hauturier de Safrasiz’Ours et filerait illico en Amer’Ourse ! A lui, alors, les grands espaces et la liberté ! Il reniflait l’esprit de ce gredin comme il l’eût fait d’un bouquin en son gîte. Trop fine mouche pour avoir rejoint directement l’Amer’Ourse au départ de l’Ourse’Terre, l’oursard s’était risqué à passer sous le vent de tous les gars-ours pandores, zigzagant sur des voies détournées pour brouiller définitivement sa piste. Enfin en sûreté il grignoterait en toute quiétude la cagnotte de Grisbi-Place. Mais il ne connaissait pas Fixours ! Dût-il courir jusqu’à l’Ourse-Noire pour l’encager, il ne lâcherait pas sa trace ! C’est qu’il était têtu, le Fixidore ! Entêté ! Obstiné ! Acharné ! Opiniâtre ! Coriace ! Il avait d’ailleurs marqué un point en éliminant Patte d’Ours, témoin gênant de ses confessions.

 

Tiomiez Lupp, de son côté, se demandait pourquoi son serviteur dévoué et fidèle les aurait abandonnés et Sheb. Aourseda, qui ressentait une grande affection pour le jovial et valeureux gars-ours, souhaitait vivement qu’il ait grimpé sur le pont de L’Oursnatic. Tous deux en tous cas comptaient reprendre leurs recherches à Yokohol’Ourse.

 

Soudain perroquets et cacatois se tendirent. Björn Cyrzca renifla longuement l’air qui venait de terre, hésitant à les border sur les bômes. Finalement il ne toucha à rien. Il avait confiance en sa Tankadoursère : quelles que soient les conditions, aucune vaigre jamais n’avait cédé sous la flottaison !

 

Tiomiez Lupp et Sheb. Aourseda rejoignirent à la mi-nuit les litières sur lesquelles Fixidore Fixours ronflait déjà. Les gars-ours marins veillèrent à leurs postes jusqu’au matin.

Le 6 du mois d’As, à l’aube, ils avaient franchi près de quinze Nages d’Ours. Le gars-ours capitaine assura qu’ils dépassaient largement un Vit d’Ours Blanc et mille deux cent quatre-vingt-douze Souffles à l’heure. La Tankadoursère, toilée au maximum, n’aurait craint aucun rival dans cette course. Que cette allure se maintienne, et Björn Cyrzca était bien certain de sa gratification.

 

Des heures durant on cabota à odeur du rivage dont on ne s’écarta jamais de plus de vingt-trois Coulées, et qu’on apercevait par moment dans des trouées de brume. On échappait ainsi aux violences du large qui auraient considérablement entravé – “ matraqué ”, en jargon d’équipage – la marche de ce navire de peu d’ours-cubiques.

A la mi-oursée le foc faseya légèrement et un gars-ours marin appuya les cordages et borda les trinquettes bessonnes.

 

Myb. Lupp et Sheb. Aourseda ignoraient nausées et haut-le-cœur. Ils grignotèrent à bonnes dents les graminées grillées chargées en cale et se rafraîchirent de quelques agrumes. Fixidore Fixours se résolut, malgré sa rage, à pignocher en leur compagnie, sentant l’impérieuse nécessité de s’alourdir la panse. Il fulminait en silence d’en être réduit à s’accrocher aux poils de jarre de ce gredin, de manger son grain et de partager sa couche. Il picora donc, mais bien ostensiblement sur la griffe, et à petite babine.
Cependant la collation lui restait sur l’estomac ! S’approchant de Lupp, il grognonna :
“ Monours ... ”
Feindre un tel respect lui arrachait la gueule, lui qui ne rêvait que de gripper l’oursard à la gorge !
“ Monours, vous agissez en tout avec moi en ours bien léché. Je ne suis pas bien riche mais je veux apporter mon écot ...

– Inutile.
– Permettez ...
– Inutile, monours, grommela Lupp catégorique. Il ne m’en coûte rien ! ”
Fixours recula. Il manquait d’air ! Il suffoquait ! Il se réfugia à la proue, remâchant sa rancune en silence.

La Tankadoursère courait sur les vagues. Björn Cyrzca était optimiste et assura à maintes reprises qu’on gagnerait Chand’Oursaille dans les délais, si l’Ourse-Noire n’y fourrait pas la truffe. Myb. Lupp, bien sûr, ne grommela rien. Les gars-ours marins du bord, alléchés par la gratification promise, veillaient au grain : chaque grelin sonnait la note juste dans le vent, chaque perruche ou perroquet était hissé au plus haut des mâts, tendu et bordé à la perfection. Le navire suivait la ligne idéale ! On aurait cru assister à une démonstration donnée en l’honneur de sa Très Grincheuse Ursidée.
A la brune, Björn Cyrzca signala qu’on avait déjà effectué une course de trente-deux Nages d’Ours, deux Coulées et deux cent soixante-dix-sept oursièmes, et Tiomiez Lupp en conclut qu’il atteindrait Yokohol’Ourse sans malus. L’alerte avait été chaude cette fois, mais son miel n’en serait point gâté.

Avant l’aube la Tankadoursère pénétrait dans la passe de Lu-Qoïr, entre Lusnuzï et le continent panda’landais : on atteignait cette zone où, chaque 7 Gidouille à midi, l’ours perd son ombre. Dans cet étroit passage la Tankadoursère lutta contre des tourbillons violents et de fortes vagues qui lui hachaient l’allure. Tous à bord trouvèrent bigrement compliqué de garder leur équilibre.
Et aux premières lueurs de l’ours on devina dans l’air les effluves d’un coup de chien. Le barothermographe, tremblant spasmodiquement, s’affolissait : de fortes turbulences accouraient du grand large.

Le gars-ours capitaine renifla soigneusement tous les souffles de l’air et marmotta, mâchoires serrées. Il s’approcha de Tiomiez Lupp :
“ Puis-je être franc ?
– Je vous écoute.
– Une méchante colère d’ours se prépare, monours.
– Du septentrion ? s’enquit calmement Myb. Lupp.
– Nenni, du midi.
– Donc cette colère d’ours nous conduira plus rapidement là où nous voulons aller.
– Nous allons êtes secoués, monours. Je songe surtout à votre oursonne. Mais puisque vous le désirez, continuons notre route ! ”
Björn Cyrzca ne s’inquiétait pas à la légère. Dans une autre saison la colère d’ours eût passé sur eux sans réel danger. En pleine période d’hibernation, en revanche, elle pouvait s’acharner avec la hargne de dix mille grizzlys enragés.

Le gars-ours capitaine donna ses ordres. On réduisit la voilure au maximum, ne gardant qu’un petit foc de gros grain solidement étarqué. On attacha fermement tout ce qui était sur le pont. On coucha le mât d’artimon. On calfeutra soigneusement les écoutilles. Il ne restait plus qu’à voir venir.

Björn Cyrzca suggéra que ses pérégrins se réfugient dans le ventre du navire. En vain. Tous, sans exception, préféraient affronter le danger en face, à l’air libre. Ils acceptèrent cependant de s’encorder au bastingage par mesure de sécurité.

Et la terrible colère d’ours s’abattit sur eux. Malgré sa voilure réduite la Tankadoursère fut arrachée, simple fétu pour cette première attaque. Nulours, tant qu’il n’en a pas affronté, ne pourrait imaginer la démesure de ces colères d’ours. On prétend qu’elles ont la force d’ourse motrices chauffées au rouge et c’est certainement très en deçà de la terrifiante réalité.

L’oursée durant la Tankadoursère fut poussée au septentrion, surfant sur la crêtes de rouleaux colossaux. Souvent on la crut submergée sous les fantastiques murs liquides qui surgissaient derrière elle. C’était compter sans le gars-ours capitaine qui, d’une vigoureuse poussée sur le gouvernail, esquivait chaque fois la charge brutale. Les pérégrins supportaient sereinement d’être trempés jusqu’aux os. La jeune Aourseda, courageuse et exaltée, imitant le calme et le flegme de son héros – Tiomiez Lupp en effet considérait cette colère d’ours comme une péripétie bel et bien prévue à son planigramme –, toisait la tornade sans que jamais un frisson ne lui grippât la peau du dos. Fixidore Fixours, maudissant intérieurement son guignon, n’appréciait que fort peu cette rapide avancée vers le septentrion mais n’en montrait rien.

Peu avant la nuit, hélas, la colère d’ours changea brutalement de direction, ce que Björn Cyrzca redoutait depuis quelques heures. Attaqués sur bâbord, ils furent alors épouvantablement brinquebalés et malmenés. Les vagues assenaient des coups d’une brutalité exceptionnelle, même pour le gars-ours le mieux amariné.
Et dans les ténèbres la colère d’ours redoubla de férocité. Björn Cyrzca, qui n’avait jamais essuyé conditions si effroyables, douta de pouvoir poursuivre impunément. Fallait-il chercher leur salut à la côte ? Il interrogea ses gars-ours marins et, tous étant du même avis, il rejoignit Myb. Lupp :

“ Monours, nous devrions accoster au plus vite.
– Evidemment, grommela Tiomiez Lupp.
– Bien ! glapit le gars-ours marin soulagé, mais où nous réfugier ?
– Dans une place sûre.
– Oui ?
– Chand’Oursaille. ”
Björn Cyrzca n’était pas certain d’avoir bien entendu. Puis il eut honte de sa pusillanimité face à cet ours pugnace et calme, et il gronda :
“ A Chand’Oursaille, certes ! Sa Grande-Ourse voit juste ! ”
Et l’on força obstinément la route septentrionale.
Suivirent des heures d’épouvante ! Par quel prodige d’adresse et de détermination le gars-ours de barre évita-t-il que la Tankadoursère ne sombrât et ne s’abîmât par le fond ? A trois reprises le mât toucha l’eau, et tous auraient été emportés sans les grelins qui les arrimaient solidement. Bien que rompue et épuisée, Sheb. Aourseda ne laissait pas un son franchir sa gorge. Myb. Lupp l’entourait de ses larges pattes cherchant à lui adoucir la brutalité des chocs.
La nuit passa. La colère d’ours hurlait toujours mais on sentait qu’elle glissait sur l’arrière tribord. La Tankadoursère profita courageusement de ce retournement et reprit sa course sur les flots déchaînés qui explosaient dans de grands jaillissements d’écume. Björn Cyrzca, sa confiance ébranlée, craignait de la voir impitoyablement broyée.
Une rapide éclaircie entraînait parfois le regard plus loin : nulours à part eux n’affrontait ces éléments déchaînés.
Vers la mi-oursée on renifla enfin comme un début d’apaisement. Il se confirma au crépuscule.
Les pérégrins, éreintés, grignotèrent quelques gressins, du grana à forte fragrance, une poignée de grossanes vertes et des griottes aigres, avant de regagner les litières du bord.
A l’exception du gars-ours de quart, on dormit enfin. Toutes la voilure avait été gréée à nouveau et l’on retrouva une allure rapide. Aux premières lueurs de l’ours, le 9, ayant longuement reniflé les odeurs portées par la brise, Björn Cyrzca fit le point : on se trouvait à quatorze Nages d’Ours, dix sept Coulées et neuf cent dix-sept oursièmes de Chand’Oursaille.
Près de quinze Nages d’Ours ! Alors qu’on aurait pu croiser à quatre Nages d’Ours seulement du but ! Et le hauturier de Yokohol’Ourse qui décostait dans quelques heures !
Le vent faiblissait trop rapidement maintenant ce qui, en compensation, apaisait également les vagues. On remit le mât d’artimon à l’oblique. On gréa perruches et perroquets, trinquettes bessonnes, génois, auriques et marconis. Le fier navire fila alors, creusant un large sillage à sa poupe.
C’était déjà la mi-oursée. Il aurait fallu entrer à Chand’Oursaille, à sept Nages d’Ours de là, avant le crépuscule.
La gageure était fort compromise. Chacun – sauf le flegmatique Tiomiez Lupp et Fixidore Fixours bien évidemment – enrageait à l’idée de ne pas arriver dans les délais. Pour couronner le tout, alors qu’il était impératif de maintenir une vitesse horaire d’un Vit d’Ours Blanc, mille neuf cent treize Souffles et neuf Coulées, on tombait dans la pétole et d’éphémères risées moutonnaient la mer, faisant faseyer doucement les voiles avant de mourir.
Et même si la Tankadoursère, en vraie bête de course, profitait toujours au mieux du moindre souffle, une heure après le coucher du soleil il n’en restait pas moins une Nage d’Ours, quatorze Coulées et cent quatre-vingt-huit oursièmes avant le delta du Hou­angp’Ours, et une Nage d’Ours, vingt-trois Coulées et deux cent vingt-six oursièmes de plus pour atteindre le port.
Or, à la nuit, on n’avait parcouru moins de deux Nages d’Ours et vingt-quatre Coulées. Le gars-ours capitaine accroché à la barre grondait sans discontinuer, les babines largement retroussées : la gratification était en train de lui passer sous la truffe ! Reniflant alors Myb. Lupp, il ne nota pas la plus petite différence d’odeur chez lui. C’était pourtant tout son or qui s’envolait en cet instant ...
En ce même instant le gars-ours de vigie signala un magnifique navire à coque métallique fonçant vers l’horizon dans un bouillonnement de vapeur. La correspondance pour Safrasiz’Ours avait appareillé comme gravé au planigramme.
“ Ursa mala ! glapit Björn Cyrzca en assénant sur le bastingage un violent coup de patte.
– La crapouillette ! ” commanda tranquillement Tiomiez Lupp.
Un mortier boucanier était riveté sur le pont de la Tankadoursère. On ne l’utilisait plus que pour communiquer, lorsque le brouillard ne permettait pas le langage des signes.
On bourra la crapouillette et, comme un gars-ours marin allait allumer la mèche :
“ Redressez l’artimon ”, grommela encore Myb. Lupp.
Sheb. Aourseda elle-même aida à la manœuvre. Il n’y a pas sur toutes les mers du globe d’appel au secours plus impératif que de naviguer sous un mât vertical, et le hauturier amer’oursain ne pouvait que se dérouter immédiatement vers eux.
“ Embrasement et calcination ! ” ordonna Myb. Lupp, usant de la formule consacrée.
Et la crapouillette péta.