Au Zoo de Lausanne

éditions du Groupe de L'Ours
autour du lettrisme, des situationistes, de l'Oulipo et la pataphysique
Se dire lettriste toujours, parce que ça fait hurler les chiens.

Antoine Grimaud

Chapitre XXIII

DANS LEQUEL LA TRUFFE
DE PATTE D’OURS POUSSE
CONSIDÉRABLEMENT

A l’aube, Patte d’Ours flapi et courbatu, écoutant tristement gargouiller son ventre creux, trouva urgent de le remplir. Mais comment s’y prendre ? Il jeta un regard à son chronographe. Non ! Il eût préféré sécher sur pattes que de s’en séparer !
Il se souvint alors à propos avoir été grisolleur ambulant dans son jeune âge. Il lui restait en mémoire de nombreuses complaintes et rengaines drolatiques, entraînantes ou polissonnes. Pourquoi ne pas tenter de gagner ainsi son miel ? Les Jap’Oursonais rythmant la moindre de leurs activités à la grosse-caisse, un maestro oursopéen tel que lui leur plairait à coup sûr !
Hélas ! Une sérénade au soleil levant serait sans doute peu appréciée des véritables esthètes, qui risquaient de récompenser le grisolleur matinal en monnaie de singe !
Il lui fallait absolument patienter jusqu’à la nuit. Tandis qu’il démêlait négligemment sa fourrure du peigne de ses griffes, il songea que son allure n’était pas celle d’un grisolleur forain et décida de troquer ses accessoires oursopéens pour des colifichets, affiquets et brimborions mieux à même d’inspirer aux amateurs l’envie d’ouvrir leur bourse. Il espérait bien gratter un bonus dans son marchandage et l’investir aussitôt dans un gros grignotage sans grivèlerie.
Patte d’ours n’était pas ours à laisser refroidir le fer qu’il avait décidé de battre et se mit donc aussitôt en route. Il avisa un regrattier marchandant des articles de seconde patte et lui grogna sa proposition. La ceinture et l’écharpe oursopéennes enchantèrent le vieux pleure-misère et, sans tarder, Patte d’Ours se retrouva sanglé dans une antique ceinture jap’oursonaise, la tête entourée d’un chèche léger, effrangé et moucheté de salissures inquiétantes. Deux trois Oursings lui étaient en outre revenus dans le troc.
“ Parfait, se grognonna-t-il. L’habit ne fait pas l’ours et la faim justifie les moyens ! ”
Sa transformation accomplie Patte d’Ours se précipita vers une caverne publique fort médiocre où il grignota quelques grappillons de gros-noir, une poignée de grenadia et un cent de grillons grillés.
“ Je vais dépérir dans ce sale pays où l’on mange les grillons trop maigres ! se lamenta-t-il, et jamais je ne tiendrai jusqu’à la nuit pour prendre mon prochain repas ! Et si je me proposais comme gars-ours rôtisseur ou gars-ours plongeur sur un hauturier embarquant vers l’Amer’Ourse ? Je me contenterais de la paille et du grain. Arrivé à Safrasiz’Ours, je me fais fort de rentrer éteindre ma girandole de grisou, c’est en face. ”
Patte d’Ours, décidément peu enclin à la procrastination, trotta en direction de l’embarcadère. Pourtant, à le renifler plus à fond, son plan si bien parfumé tout à l’heure apparaissait assez malaisé à mettre en œuvre. Qui donc voudrait de lui comme gars-ours rôtisseur ou gars-ours plongeur sur un hauturier amer’oursain, lamentable et pouilleux comme il l’était ? Et comment convaincre quiconque de ses talents ?
Chemin faisant son œil fut attiré par l’énorme placard qu’un saltimbanque portait sur le dos. Le texte, en grosse-de-fonte, grognottait :

 

COMPAGNIE GYMNOSOPHIQUE
JAP’OURSONAISE
de
L’ESTIMABLE
LUKKOYE BOYMONEN
–––
ULTIMES SEANCES
Avant déguerpissement
pour l’Amer’Ourse
des
GRANDES-TRUFFES-GRANDES-TRUFFES
de
L’OMNIPOTENTE VORPUYZI
Formidables Réjouissances !

 

“ L’Amer’Ourse ! s’illumina Patte d’Ours, c’est ça qui ferait mon miel ! ”
Il emboîta le pas au gars-ours coltineur jusqu’à l’entrée d’une sombre grotte creusée dans une falaise du quartier jap’oursonais, peinte d’inscriptions et de scènes bariolées présentant les facéties d’une grande théorie de gars-ours bateleurs.
Là officiait l’estimable Boymonen, phénix du cirque Amer’Oursain et responsable d’une compagnie de gars-ours baladins, funambules, bouffons, comédiens, escamoteurs, voltigeurs, trapézistes, cascadeurs, illusionnistes, magiciens, manipulateurs, prestidigitateurs, paillasses, histrions, fildeféristes, tous plus ou moins gymnosophistes. S’apprêtant à déguerpir vers
l’Amer’Ourse, ces apporteurs de rêves faisaient leurs adieux aux Ours du Levant.
Patte d’Ours longea une galerie jusqu’à une grande tanière intérieure, reniflant un peu partout. Soudain, Myb. Boymonen se dressa devant lui.
“ Toi demander quoi ? aboya-t-il rudement, croyant avoir affaire à un ours du cru.
– J’aimerais devenir votre gars-ours serviteur, grogna Patte d’Ours.
– Pas pour moi ! glapit l’autre en hérissant la fourrure grasse de sa nuque. Mes muscles sont mes seuls serviteurs, dévoués et courageux. Ils ne me coûtent que leur pitance, sont toujours disponibles ... et je crois bien que je vais leur demander de te montrer la sortie, ajouta-t-il en agitant ses musculeuses pattes aux griffes acérées sous la truffe de Patte d’Ours.
– Je me contenterais bien de la pitance, moi aussi, se renfrogna celui-ci.
– Allez ouste, file !
– Ourse-Noire ! J’en aurais bien fait mon miel, moi, de déguerpir dans vos malles !
– Tu jures ! sursauta l’estimable Boymonen. Tu es donc civilisé ! Que fais-tu, ainsi grimé en Jap’Oursonais pouilleux ?
– C’était la défroque ou la croque !
– Ah ! Ton accent ... d’où viens-tu ?
– Je suis ours des Pyrénées, et de pure souche !
– Tu es donc habitué aux simagrées ?
– Que la Grande-Ourse me grippe, gronda Patte d’Ours chiffonné de la remarque. Les Pyrénéens simagréent assez bien, certes, mais à ce jeu-là les
Amer’Oursains sont imbattables !
– Bravo, camarade ! Mais vois-tu, chacun sa spécialité : si les ours des alpages présentent à leur public des grimaciers pyrénéens, les Pyrénéens montrent au leur les crétins des Alpes !
– C’est vrai ! J’en ai vu, ourson !
– Je n’ai pas besoin de gars-ours serviteur mais je cherche un matassin. Es-tu costaud ?
– Comme trois grizzlis, dès qu’on ajoute du miel à ma boisson !
– Peux-tu grisoller sans grinchotter d’une voix de fausset ?
– Et comment ! grogna Patte d’Ours, en plissant sa large truffe au souvenir des récitals donnés dans les foires.
– Soit ! Et grisoller en jonglant ? Car il te faudra grisoller la gueule à l’envers.
– Evidemment !
– En faisant tourbillonner un toton d’une patte.
– Cela va de soi !
– Tout en gardant un coupe-chou posé droit sur l’autre ?
– Par l’Ourse-Bleue ! se réjouit Patte d’Ours, j’ai appris ce tour de mon père !
Les deux topèrent donc là pour le passage, la paille et le grain.
Et voilà Patte d’Ours embauché comme gars-ours à tout faire dans l’illustrissime compagnie jap’oursonaise. Un gars-ours comme lui aurait sans doute pu rêver mieux. Qu’importe ! Dans une semaine il voguerait vers Safrasiz’Ours.
Le spectacle que les placards de l’estimable Lukkoye Boymonen grognottaient à tire-larigot était donné en matinée – donc dans l’après-midi – et déjà les grosses-caisses et les cymbales résonnaient devant l’entrée. Patte d’Ours ne présentait pas un numéro personnel, bien sûr. Au vu de sa carrure imposante il avait été promu porteur à la base de la “ Tour d’ours ”, spectaculaire tableau que réalisaient les Grandes-Truffes-Grandes-Truffes de l’omnipotente Vorpuyzi. Ce serait le clou du spectacle.
Au son des percussions le public s’était massé dans la grande tanière sous d’imposants stalactites gréseux. Oursopéens et ours autochtones, Panda’Landais et Jap’Oursonais, ours, oursonnes et oursons occupaient les gradins exigus finement grésés et les cryptes engravées de sable frais disposées autour de la piste. Les gars-ours croque-notes avaient suivi et le barouf des cuivres endiablés, le raffut des mailloches, mêlés au brouhaha du public et au chahut des oursons, produisaient un vacarme indescriptible.
Toutours sait ce qu’est un spectacle de gars-ours bateleurs mais ignore souvent que les Jap’Oursonais se montrent les plus habiles gymnosophistes de la planète. Une belle oursonne, avec un simple chasse-mouches et quelques pétales de rose séchés, représentait la migration des grues cendrées au travers du Panda’Land et leur halte dans un marais salant, parmi les grenouillettes blanches et les gratioles hygrophiles. Un gars-ours dégingandé, usant des exhalaisons de tabac alternativement projetées par chacune de ses narines, écrivait lestement d’éphémères groupes de trigrammes céruléens, provoquant le rire confus des oursonnes. Un vieil ours presque aveugle faisait pirouetter devant sa truffe des flambeaux embrasés d’où jaillissaient des myriades d’étincelles, roustillant par moment sa fourrure sans qu’il ralentisse jamais la folle farandole. Un tout jeune ourson lançait des totons tournoyants et vrombissants. Tels de vrais singes, ils virevoltaient et pirouettaient sur la tranche de son coupe chou, sautaient sur un grelin encerclant la piste et bondissaient le long des gradins au milieu des spectateurs. Ils semblaient s’attirer et se repousser tour à tour, chacun modulant une stridulation particulière qui agaçait les dents. Des gars-ours bouffons les projetaient au ciel d’un violent coup de crosse de bois, et ils continuaient de tournoyer. Des gars-ours escamoteurs les escamotaient dans leur ample ceinture, et ils continuaient de vrombir. Ils ressortaient de là, sans cesser de tourbillonner et soudain, par un procédé vraiment magique, une fusée jaillissait de chacun d’eux dans un énorme embrasement bigarré, plutôt terrifiant pour le public !
On s’ébaudit fort, également, aux formidables prouesses des gymnosophistes. Les acrobaties sur deux pièces de bois divergentes reliées par des traverses irrégulièrement disposées, celles sur la gaule oblique, le globe excentré et les douves assemblées furent des merveilles de rigueur et de courage. Cependant le public n’attendait que les “ Grandes-Truffes-Grandes-Truffes ”, prodigieux bateleurs et fanatiques anticonformistes de l’omnipotente Vorpuyzi.
Ils apparurent, grimés comme les griffons des Temps des Ours Anciens, affublés de trois oursaines de rémiges teintées de bleu céruléen et d’une truffe de trois à sept Pieds d’Ours, oblique ou sinueuse, conique ou tubuleuse. Bien arrimée à leur gueule, elle autorisait les figures les plus extravagantes. Une oursaine d’entre eux s’allongèrent au sol, la truffe en stalagmite incliné. Les autres se mirent à virevolter sur ces pointes offertes à leurs pattes, accomplissant d’incroyables culbutes, cabrioles, pirouettes et gambades.
Leur dernier tableau serait donc la spectaculaire “ Tour d’ours ”. Cinq oursaines de Grandes-Truffes-Grandes-Truffes s’escaladeraient, non sur le dos les unes des autres, mais sur la pointe de leurs oblongues capsules. Un des porteurs au sol ayant planté là la compagnie à la poursuite d’une oursonne, c’est Patte d’Ours qui allait prendre sa place.
Notre gars-ours crut péter de fierté lorsque, réminiscence de son oursonâge, il put admirer sa fourrure peignée et tressée à la mode des Temps des Ours Anciens, ses trois oursaines de plumes et la truffe de cinq Pieds d’Ours, deux Griffes et neuf cent soixante-sept oursièmes fixée sur sa gueule ! Cette truffe, son gagne-miel, son sauf-conduit, il la bichonnait !
Il jaillit en piste et s’aligna sur les gars-ours porteurs, première couche de l’imposante figure, allongés sur le dos et tendant leur truffe à l’oblique. La deuxième couche se jucha sur ces longs pédoncules, et une autre, et une autre encore et, par un miracle de force et d’adresse, une “ Tour d’ours ” gracile et penchée monta lentement à la rencontre des stalactites de la caverne.
Le public trépignait et hurlait. Les percussions roulaient déjà le grondement de l’orage. Mais soudain la tour oscilla, vacilla, flageola, chancela et, finalement, s’affaissa.
Le responsable de ce désastre n’était autre que Patte d’Ours qui venait de déserter. Ayant sauté la balustrade comme un cabri et gravi les gradins de dextre, il agriffait un des ours présents en gémissant, car sa longue truffe l’empêchait de glapir :
“ Aaaahhhmm ! mmmooonnnoursssss ! monnnnnourssssssss !
– Patte d’Ours, je présume ?
– Mmmmmmooooonnnourrrrrsssss !
Et sans plus attendre Myb. Lupp, Sheb. Aourseda et Patte d’Ours se hâtèrent vers la rue, l’estimable Boymonen galopant à leurs trousses. Il écumait et glapissait qu’on lui avait arraché le cœur et la peau ! Tiomiez Lupp, pour s’en débarrasser, lui lança quelques grosses pincées de poudre d’or que l’autre se mit aussitôt à balayer et tamiser avec le plus grand soin. Une heure après la tombée de la nuit, Myb. Lupp et Sheb. Aourseda plantaient griffe sur le hauturier Amer’Oursain, encadrant un Patte d’Ours toujours grimé et affublé de son museau de cinq Pieds d’Ours, deux Griffes et neuf cent soixante-sept oursièmes impossible, semblait-il, à décrocher !