Antoine Grimaud
Chapitre XXVI
DANS LEQUEL ON EMPRUNTE
LE WHEELS-TRUNK,
MERVEILLE AMER’OURSAINE
“ L’Entre-Deux-Mers ”, c’est le surnom affectueux que les fiers Amer’Oursains donnent au “ wheels-trunk ” [ Note : Il se compose en fait de trois tronçons : “ T-One ” de Safrasiz’Ours à Dog-Den, “ T-2 ” de Dog-Den à Ourse’Dada et “ T-4-2 ” d’Ourse’Dada à NéoBear. ] reliant d’un udier l’autre Safrasiz’Ours à NéoBear, en une voie de longrines et d’acier de six cent quarante et une Courses d’Ours, cinquante-huit mille trois cent trente-trois Pieds d’Ours, une Griffe, deux Poils et quelques oursièmes. Aux Temps des Ours Anciens, si l’Ourse-Bleue bienveillait, passer de Safrasiz’Ours à NéoBear prenait au moins deux saisons. Une semaine suffit actuellement.
Du Tédoloxyï à Ourse’Dada les troncs inclinés affrontent une immense région que les Nusnurs entreprirent de conquérir, après avoir été débusqués et renvoyés de l’Ill’Bear vers moins 28. Dans ce dangereux territoire vivent toujours des Pandas-Rouges et même des hommes.
En moins 11 on décida arbitrairement que le trajet définitif du wheels-trunk passerait au septentrion et, en tirant les noms des bourgades candidates d’un chapeau, que les convois rejoindraient Ourse’Dada dans le Nozarmbird. Dans l’enthousiasme amer’oursain, et donc bien loin des tracas de la bureaucratie centrale oursopéenne, on lança alors l’énorme projet qui entraîna bien sûr la mort de nombreux gars-ours ouvriers, mais sans que cela n’entrave jamais sa bonne marche. En plaine, en une oursée de travail, on progressait de quatre mille neuf cent cinquante-quatre Pieds d’Ours, deux Griffes, un Poil et six cent vingt-trois oursièmes. Etrennant les voies à peine boulonnées, une motrice transportait les matériaux nécessaires à la poursuite du chantier.
De nombreux axes secondaires ont été ouverts, qui conduisent vers l’Oubè, le Qèrzez, le Dumuségù et l’Usipür. Partant de Sacrément’Ours le trajet principal laisse à senestre le grand erg amer’oursain, les tertres de Digès et Jyncûm, le Jyncûm-creek et, par la combe de la Vyommé, gagne la métropole des Nusnurs près du lac des Larmes. De là, il sinue au pied des Beïzevdi, franchit les plaines de Bearmummy, rattrape l’affluent septentrional de la rivière Tmévvi et remonte son cours jusqu’à Ourse’Dada, point de jonction avec le
T-4-2. Jamais on ne s’élève de plus de soixante-dix Pieds d’Ours pour trois mille trois cent trois Pieds d’Ours parcourus, y compris dans l’Oursa Riwége.
Les troncs inclinés accomplissaient cet interminable périple en un quart de lune seulement. Tiomiez Lupp avait donc toutes les chances d’être le 11 à NéoBear, à temps pour sauter sur le hauturier en partance vers Beatl’Ours.
Il avait pour l’instant pris place sur un gros séquoia écorcé porté par des chariots articulés, totalement indépendants entre eux, et grâce auxquels le convoi pouvait aborder les lacets les plus serrés. Contrairement à ce que l’on voit en Oursope, les pérégrins ne disposaient pas de refuges séparés, mais partageaient ourse soliveaux de pins obliques fixés de part et d’autre d’une coursive de chêne reliant les petites tanières aux commodités disposées aux extrémités du tronc. Des ponceaux permettaient de parcourir tout le convoi et les pérégrins trottaient en tous sens pour se rendre au tronc à pétuner, au tronc-détente, au tronc de restauration et au tronc à laper. Le projet d’un tronc-spectacle était en cours.
Glapissant à tue-tête, des gars-ours colporteurs arpentaient les coursives de chêne. Les uns offraient tablettes gravées, rouleaux peints et oursaux. Les autres proposaient pour quelques Oursings hydromel, grogs et nectars de mirabelle, de poire, de cassis ou de prunelle. D’autres encore écoulaient philtres, remèdes, charmes, élixirs, macérations et décoctions ou marchandaient des graines grillées, fort prisées des pérégrins.
On avait quitté la caverne-étape d’Uéqmèrg à la brune, dans une profonde obscurité, car la lune, qui n’avait montré qu’un mince croissant pendant l’oursée, était déjà couchée. La température était tombée à cinquante et trois sur l’échelle d’hibernation et on redoutait les premiers flocons de la saison. Ces convois amer’oursains ne sont pas bien véloces dans le noir et les haltes nombreuses. Mais malgré cela on tenait une moyenne horaire de plus de trois Courses d’Ours, suffisante pour que les délais soient respectés.
Nulours ne grésillait plus sur le tronc incliné, tous commençant à s’assoupir. Mais si Patte d’Ours assis aux cotés du gars-ours pandore restait muet, c’était pour d’autres raisons : depuis King-Kong-Bear il lui battait froid. Terminées la camaraderie et les familiarités. Il restait sur ses gardes, bien décidé à le saigner à blanc au premier relent de trahison.
Bientôt il floconna, mais trop légèrement pour freiner l’avancée des troncs inclinés. Par les interstices des clayonnages s’offrait aux regards une étendue immaculée.
Un gars-ours groom invita les pérégrins au repos et en deux temps trois mouvements métamorphosa le tronc en caverne aux litières. Grâce à un imaginatif mécanisme les pins obliques se repoussèrent pour permettre le déploiement de paillasses généreusement bourrées, et tous se retrouvèrent sur d’agréables litières de paille fraîche et odoriférante, dans de minuscules tanières privées, isolées les unes des autres par de légers paravents de canisses tressées. Toutours pouvait ainsi s’étendre et sommeiller tranquillement tandis que le convoi courait, sa fumée dessinant, par contraste, des arabesques tristement grisouilles sur la blancheur kalif’oursienne.
De Safrasiz’Ours à Sacrément’Ours le relief est faible. Le trajet suivait Amer’Oursan-creek dont l’estuaire est situé dans l’anse de l’Ours Paul. Il fallut un quart d’oursée pour parcourir les vingt Courses d’Ours, six mille trois cent soixante-cinq Pieds d’Ours, deux Griffes, trois Poils et cent soixante-treize oursièmes séparant les deux villes. Et c’est en pleine nuit que nos pérégrins traversèrent Sacrément’Ours sans même renifler cette très grosse bourgade, résidence des gars-ours députés de la Kalif’Oursie. Ses admirables docks, ses magnifiques cavernes de repos, ses cavernes taboues, ses vastes allées, ses potagers, vergers, pépinières et parcs leur demeurèrent inconnus.
Le convoi ayant laissé derrière lui Sacrément’Ours et les cavernes étapes de Kyrdvoür, Sudmor, Oursbrun et Dumléh s’attaqua aux pentes de l’Oursa Riwége. Au soleil levant on passa la caverne ferrée de Dozdù. Leur tronc à nouveau métamorphosé, les pérégrins admiraient au travers des clayonnages les sites typiques qu’offrait cette contrée escarpée. Le parcours, soumis aux accidents du relief, s’y pliait et souvent, du sommet d’un mont, plongeait au gouffre amer. Plus briquée qu’un reliquaire par son gars-ours mécanicien, brillant de mille feux, tintinnabulant joyeusement, son “ pousse-bestiaux ” fièrement arboré devant elle, la motrice miaulait et grondait en longeant ruisseaux et rapides et lançait ses fumerolles aux tremblantes frondaisons des grisards.
Les Amer’Oursains n’ont pas coutume de percer la roche ou d’enjamber les précipices s’il peuvent l’éviter, et le wheels-trunk cheminait interminablement entre les élévations de terrain, n’agressant ainsi ni le paysage ni la bourse des promoteurs du projet. Il esquivait les difficultés par des sinuosités téméraires, s’enfonçant parfois dans des défilés si profonds qu’on désespérait de jamais en ressortir.
Dans la matinée, laissant la gorge de Deszür, le convoi entrait dans le Riwége. Au plus haut du soleil les pérégrins profitèrent d’une courte halte pour grignoter leur grain.
On grimpa ensuite, le long du Jyncûm-creek, une ou deux Courses d’Ours vers le septentrion et on bifurqua légèrement vers le levant, jusqu’à sa source, sur la frontière de l’État du Riwége.
Nos pérégrins, bien calés et couverts de leurs réchauffe-fourrures, contemplaient le beau pays qui défilait devant eux : planes plaines plates propices aux agrostis, crêtes se découpant sur le ciel, torrents aux flots tumultueux et spumescents. Il arrivait que d’un point de l’horizon comme des masses brunes viennent, soulevant la poudreuse, des hordes de cozurs en formations serrées qui ne déviaient jamais du chemin le plus droit. La légende prétend que des wheels-trunks ont dû patienter ourse longues oursées, motrice éteinte, pendant une de ces bousculades ininterrompues, mais ce témoignage est contesté.
Et pourtant cela faillit se produire. Le soleil avait commencé sa course vers le ponant quand plus d’ourse mille grosses bêtes entreprirent de traverser devant eux. La motrice, avec force stridulations de son sifflet à vapeur et les tintements énergiques de sa grosse cloche, tenta d’entamer de son pousse-bestiaux la mouvante muraille. Vainement.
Ces monstres grégaires – que les Amer’Oursains surnomment à tort “ aurochs ” – avançaient imperturbablement, émettant de temps à autre d’épouvantables mugissements. On aurait canalisé plus aisément la marée d’équinoxe que l’inexorable progression de ces obstinés artiodactyles.
Belles bêtes, au demeurant, avec leur imposante hauteur au garrot, leurs membres courtauds et nerveux, leur large front caparaçonné, armé d’excroissances coniques annelées et terriblement acérées. Devant elles, les bovidés d’Oursope seraient apparus bien malingres.
Grimpés sur les coursives de chêne, tous les pérégrins contemplaient ce fabuleux tableau. Tous ? Non ! Tiomiez Lupp, qui avait pourtant tout à perdre, restait indifférent, laissant le flot s’écouler à son rythme. Patte d’Ours, lui, trépignait et piaffait d’exaspération. C’est bien volontiers qu’il eût dirigé sur ces sales bêtes tout le feu de ses armes.
“ Ourse-Noire ! Que va bien pouvoir graver Myb. Lupp à son planigramme ? Des bestiaux stupides bloquent les convois, se baguenaudent en famille, grignotent nos précieuses heures ! Et que fait le gars-ours chauffeur, ce pleutre ? Il répugne à leur disputer le passage ! Par la Grande-Ourse ! Si ces Amer’Oursains faisaient leur métier, leurs vaches seraient mieux gardées ! ”
Le gars-ours en question aurait eu grand tort d’agir aussi inconsidérément que le souhaitait Patte d’Ours. Peut-être eût-il bousculé un ou deux de ces remâcheurs d’herbe mais, malgré la force de mille cent quarante-trois Grizzlis-vapeur et huit cent dix oursièmes développée par sa chaudière, il se fût bientôt englué sur les chairs écrasées et aurait été irrémédiablement entraîné loin des longrines, piégé par l’obstination des cozurs.
Rien d’autre à faire que de s’arrêter. On pourrait toujours par la suite pousser les feux pour tenir l’horaire. L’Ourse-Bleue permit heureusement que tout s’achève à la brune. On vit l’ultime animal – un tout jeune veau encore chancelant sur ses pattes – trotter devant la motrice alors que les meneurs étaient déjà hors de vue.
C’est dans le noir que le convoi des troncs inclinés passa près des chutes des Jyncûm-Serpiz et, quatre-vingt-dix minutes plus tard, il s’enfonçait dans l’Yvej, province du lac des Larmes et surprenante nation des Nusnurs.