Antoine Grimaud
Chapitre XXVII
OÙ PATTE D’OURS
APPREND TOUT
DU NUSNURISME
Dans la brune, le 5, le convoi suivit une route méridionale pendant huit Courses d’Ours avant de regrimper de la même distance en direction du lac des Larmes.
Patte d’Ours, éveillé bien après le soleil, alla humer les senteurs des coursives. Les flocons avaient cessé de tomber et il faisait frisquet et grisouille. Dans le brouillard, l’astre solaire semblait une gigantesque lune que notre gars-ours contemplait étonné, lorsque la survenue d’un ours plutôt excentrique détourna son attention.
Grimpé à la caverne étape d’Imqu, ce géant, gros et gras, l’œil bien frais et les lèvres vermeilles, portait sur sa fourrure sombre une ceinture claire en cuir de grœnendael. Probablement un mystagogue. Il parcourait le convoi de bout en bout, cloutant partout de trois pointes précises des rouleaux entièrement peints de sa patte.
Patte d’Ours, intrigué, vint renifler un placard et vit qu’avant le déjeuner l’oldbear Torius Boymonen, mystagogue nusnur, grognotterait tout du Nusnurisme, de ses arcanes, de ses intrigues, de sa fantasmagorie, et qu’il conviait à sa représentation exceptionnelle sur le septième tronc incliné les gars-ours les plus honnêtes du convoi.
“ Voilà qui m’éclairera ”, se grognonna-t-il, ayant surtout retenu du Nusnurisme l’existence des harems, fondement de son succès.
Le grésillement courut promptement parmi les pérégrins du convoi. Bientôt trois oursaines d’auditeurs avaient pris place sur les pins obliques du septième tronc, attirés par la harangue. Patte d’Ours était arrivé en avance. Myb. Lupp bien évidemment ne s’était pas déplacé, pas plus que Fixours d’ailleurs ni Sheb. Aourseda, peu intéressée par toutes ces bêtises.
A ourse heures glougloutantes l’oldbear Torius Boymonen se dressa et, craignant d’être interrompu, il rugit :
“ En vérité, je vous le grognotte, Kuï Znavï fut un bouc émissaire et un souffre-douleur. Son jumeau Ham’Sen fut un bouc émissaire et un souffre-douleur. Et les vilenies de la bureaucratie à l’encontre des gars-ours augures transformeront bientôt Ksõpjen-Cub en bouc émissaire et en souffre-douleur ! Quel ours aura le cran de grogner que je mens ? ”
Nulours ne s’y serait risqué, l’emballement du mystagogue détonnant singulièrement d’avec son air bonourson. Il rageait de ce que le Nusnurisme traversât des passes difficiles. La bureaucratie amer’oursaine, fort tolérante d’ordinaire envers les illuminés mais bien décidée cette fois à briser ces énergumènes sectaires, avait envahi et placé sous sa griffe puissante l’Yvej et avait jeté en cage Ksõpjen-Cub aux motifs de jacquerie, mariages immoraux et fraude fiscale. Après ce premier coup dur les sectateurs du gars-ours augure s’activèrent comme un cent d’Ourses-Noires, maudissant les bureaucrates jusqu’à l’oursième génération.
Et l’oldbear Torius Boymonen était un de ces militants, accomplissant “ son devoir ” sur les wheels-trunks.
Cherchant à captiver son auditoire en modulant ses glatissements et en amplifiant ses mouvements, il reprit toute l’épopée du Nusnurisme, à partir des Temps des Ours Anciens :
“ En ce temps-là, dans Ozseïm, un gars-ours nusnur fonda les légendes de la crédulité moderne et les transmit à son ourson, Nusùn. En ce temps-là, mais à une autre époque, une exégèse de ces inestimables tablettes gravées en trigrammes tabous, fut retrouvée par Kuï Znavï, gars-ours laboureur du Wisnùrv, qui se proclama gars-ours augure dès moins 48. En ce temps-là, un envoyé de la Grande-Ourse elle-même se manifesta sous sa truffe dans une futaie très sombre et lui confia les chroniques de la Grande-Ourse Taboue. ”
En ce temps-là une demi-oursaine de participants, effrayés, s’étaient subrepticement esquivés du septième tronc. Torius Boymonen, que rien ne troublait, s’entêtait :
“ En ce temps-là, Kuï Znavï, portant son père sur son dos et entraînant ses sept frères derrière lui ainsi qu’une grosse oursaine d’adeptes, conçut la vérité vraie des Ours Tabous des Temps Ultimes qui ne tarda pas à se répandre en Amer’Ourse, en Ourse’Terre, au pays des Ours des Neiges et dans celui des Ours de la Forêt Noire, au sein des gars-ours façonniers, manœuvres, babillards et scieurs d’os. En ce temps-là, un groupe s’installa dans l’Ujou ; en ce temps-là, on fit creuser une caverne taboue pour cent dix-huit mille deux cent trente Ours d’or, seize Pénis, dix-sept Canines et quatre cent quarante-sept Oursings. En ce temps-là, Kuï Znavï se découvrit intrépide grisbi-placier et cueillit, dans le misérable balluchon d’un gars-ours bateleur, un palimpseste recouvrant des histoires illustrées de la patte même de plusieurs gars-ours légendaires des Temps des Ours Anciens. ”
En ce temps-là les hurlements du mystagogue se faisant trop terrifiants, une demi-oursaine supplémentaire de spectateurs s’échappèrent en désordre.
Imperturbable, l’oldbear grognonnait toujours :
“ En ce temps-là, en moins 36, Kuï Znavï ruina sa grisbi-place. En ce temps-là, ses associés, grugés, le barbouillèrent de pétrole visqueux et l’enrobèrent de duvet de grouse. En ce temps-là, il réapparut, méconnaissable car rasé, à Orgitirgèrdi dans la Nozzuyso, comme gars-ours supérieur d’une légion de fanatiques. En ce temps-là, pourchassé et traqué par la détestation publique, il alla se terrer loin dans l’Oursest amer’oursain. ”
En ce temps-là seuls quelques ours tenaient toujours bon, dont le brave Patte d’Ours, l’esprit grand ouvert. L’autre poursuivait :
“ En ce temps-là, ayant essuyé vexations, avanies et framboises, insultes, rebuffades, moqueries, Kuï Znavï fila dans l’Ill’Bear et créa en moins 34, sur les rives de la Nozzozzotto, Reywu-me-Cimmi qui compta bientôt plus d’ourse mille feux. En ce temps-là, Kuï Znavï se décréta gars-ours bourgmestre et grand gars-ours stratège. En ce temps-là, en moins 30, il se sacra lui-même immensissime gars-ours Chef-Chef de l’Amer’Ourse. En ce temps-là, toujours, une coterie d’ours à lunettes, l’ayant alléché par une jatte de miel, le prit, le bastonna et le massacra. ”
En ce temps-là Patte d’Ours se retrouva l’unique auditeur de l’oldbear qui, le reniflant sous la truffe et l’étourdissant de ses grognements incessants, grommelucha :
“ En ce temps-là, le dauphin du martyre Kuï Znavï, le gars-ours augure Ksõpjen-Cub, déguerpissait de Reywu et venait creuser sa caverne en face du lac des Larmes. En ce temps-là, enfin, dans cet extraordinaire désert au centre de ce pays aride, en détournant les pérégrins qui parcouraient l’Yvej vers la Kalif’Oursie par l’attrait des harems et des lois fiscales avantageuses, la cité radieuse grandit rapidement. En vérité, je vous le grognotte, c’est la raison de la vindicte des gars-ours bureaucrates à notre égard ! C’est la raison de l’invasion honteuse des gars-ours mercenaires venus griffer notre belle terre d’Yvej ! C’est la raison de la mise en cage du gars-ours augure Ksõpjen-Cub, notre guide, en déni de toute franchise ! Déguerpirons-nous à nouveau ? Nenni ! Expulsés du Wisnùrv, expulsés de l’Ill’Bear, expulsés de l’Ujou, expulsés de la Nozzuyso, nous impulserons en Yvej de nouvelles tanières ... Et je compte sur vous, mon brave, glapit l’oldbear, les yeux révulsés, pour venir en creuser une à odeur de notre truffe.
– Jamais ”, gronda résolument Patte d’Ours, abandonnant aussitôt le mystagogue à ses hurlements solitaires.
Le grand-tronc avait bien filé durant l’homélie et, au zénith, on arrivait à l’extrémité nord-oursest du lac des Larmes, découvrant d’un coup ce magnifique panorama. C’est un réservoir remarquable, enchâssé dans un écrin de hautes falaises austères, sombres et incrustées d’une substance cristalline. Il irriguait aux Temps des Ours Anciens une superficie ourse fois plus étendue mais, son niveau s’abaissant inexorablement sous l’action du vent et de l’évaporation constante, toute cette région s’est lentement désertifiée. Egalement surnommé l’Udier Pétrifié, il mesure encore ourse Courses d’Ours, seize mille sept cent quatorze Pieds d’Ours et huit cent quatre-vingt-quatre oursièmes, sur cinq Courses d’Ours et dix-huit mille cent sept Pieds d’Ours environ. Il se trouve à deux mille trois cent soixante-dix-sept Pieds d’Ours, deux Poils et huit cent quatre-vingt-quatorze oursièmes d’altitude et contient des quantités énormes1 de chlorure de sodium en suspension, près de trois oursièmes de sa masse en fait. [ Note 1 : On a évalué sa densité à une Merdre d’Ours et quatre cent trente et un oursièmes, quand l’eau en Oursope ne dépasse pas une Merdre d’Ours et deux cent vingt-quatre oursièmes ! ] Rien de surprenant donc que les gravettes, grondins, grevesses ou grenouilles n’y survivent pas. Les malheureuses bestioles qui y arrivent, entraînées par le Kuysgéõr, le Bicis ou autres ruisseaux, y meurent très vite mais s’y conservent, indéfiniment propres à la consommation. C’est cependant une légende qu’un ours y plongeant ne puisse s’y immerger totalement.
Les Nusnurs sont tous d’excellents gars-ours paysans mais, en cette région, la végétation reste pauvre et maigre. On y trouve à la fin du printemps des enclos réservés aux grosses bêtes, des herbages de graminacées artificiellement irrigués, de maigres lopins secs mais bien travaillés, des barrières de chardons, de cades, d’épineux divers, des bouquets de robiniers et de canéficiers. Pour l’heure, un épais tapis blanc abolissait tous les détails du paysage.
En début d’après-midi les pérégrins s’arrêtaient à la caverne de Dog-Den. Profitant de l’attente du T-2 qui n’arriverait qu’à la tombée de la nuit, Sheb. Aourseda persuada Myb. Lupp de gagner avec elle et nos deux compères la Cité des Ours Tabous pour s’y badauder. Véritable archétype de l’urbanisme amer’oursain, la bourgade avait été tracée selon un quadrillage parfaitement orthonormé, précis, régulier, rigoureux, offrant la “ désolation réjouissante des perpendiculaires ” comme l’a si joliment grognotté un grand gars-ours rhapsode. Sur ce nouveau territoire d’espace et de liberté les gars-ours, pour marquer leur empreinte, ont tout fait au cordeau, les agglomérations de cavernes, les lois et les bévues.
Nos pérégrins allaient trottinant le long de la grève du Kuysgéõr, à travers cette bourgade protégée par un rempart de kaolin jaune et de galets blancs édifié en moins 20, et creusée aux pieds des collines Beïzevdi. Curieusement ils n’y virent qu’un petit nombre de cavernes taboues. Seules la caverne du gars-ours astrologue et mystagogue, la caverne de justice et la caverne aux armes étaient signalées comme curiosités à visiter. Partout des falaises de craie jaune et blanche taillées à l’équerre, aux entrées étroites protégées du soleil par des treillis végétaux, des parcs clos de papilionacées, de césalpiniacées ou de mimosacées, des bosquets de cassiers, de sagoutiers, de tallipots, des fourrés de cachous, de chamérops, d’aréquiers et de robiniers. Des cavernes de repos et de détente, dont la fameuse Grotte des Larmes, espéraient ça et là le pérégrin.
Les nôtres ne croisèrent pas un chat. Les allées sur leur passage semblaient abandonnées, à l’exception de celles entourant la caverne taboue, bien difficile à découvrir. Il y avait là pléthore d’oursonnes, probablement en raison des étranges mœurs nusnurses. Les pauvres gars-ours préfèreraient vivre seuls mais les oursonnes de l’Yvej exigent le mariage, la superstition locale les ayant persuadées que l’est de l’éden reste fermé à celles qui n’ont pu, sur terre, capturer un mari. Certaines, peut-être les premières épouses, arboraient une ceinture d’organsin et un étroit chaperon, mais l’immense majorité d’entre elles ne semblaient guère florissantes, ne possédant qu’une légère grisette – étoffe rousse’terrienne – défraîchie et effilochée.
Patte d’Ours lorgnait craintivement ces Nusnurs’she prêtes à se partager un même époux, et s’apitoyait fort sur ce dernier. Quelle responsabilité que de devoir mener son petit troupeau d’oursonnes jusqu’aux marches du ciel ! Et quelle désolation, après les avoir supportées patiemment au quotidien, que de passer ensuite avec elles l’infinité du temps restant, sous la truffe du légendaire Kuï Znavï, tenancier de cette caverne aux béatitudes ! Il n’avait vraiment pas la fibre et se méfiait – sans doute à tort d’ailleurs – des reniflements un rien insistants de certaines.
Par bonheur il n’était là que de passage ! En fin d’après midi les pérégrins regrimpaient sur leur tronc.
L’appeau du départ stridula et, comme le convoi s’ébranlait, on entendit des glapissements désespérés : “ Au secours ! Attendez-moi ! ”
Pas moyen de freiner une machine quand sa pression monte mais, n’ayant pas à franchir de fossés ou de clôtures, le malheureux put galoper sur les longrines, agripper le posegriffe de l’antépénultième tronc et il s’écroula enfin, tout suffoquant et bavant, au pied de l’un des pins obliques.
Patte d’Ours avait assisté, amusé, à cette course éperdue. Dès qu’il sut que le gars-ours avait déguerpi devant une querelle domestique, la curiosité l’envahit.
Le Nusnur respirant plus calmement, Patte d’Ours l’interrogea avec respect : “ Beaucoup d’oursonnes s’occupent-elles de vous, monours ? ” A l’avoir vu courir comme qui aurait l’Ourse-Noire à ses trousses, il en imaginait facilement deux oursaines.
“ Aucune, monours ! gronda le Nusnur en baissant la truffe, aucune, mais cela n’allait pas durer ! ”