Au Zoo de Lausanne

éditions du Groupe de L'Ours
autour du lettrisme, des situationistes, de l'Oulipo et la pataphysique
Se dire lettriste toujours, parce que ça fait hurler les chiens.

Antoine Grimaud

Chapitre XXXI

DANS LEQUEL LE GARS-OURS PANDORE
SAUVE LA MISE
À TIOMIEZ LUPP

Cette fois la gageure semblait perdue. Patte d’Ours, pitoyable et pouilleux, s’en jugeait responsable. A jouer les héros, il avait en fait dépouillé son ours-maître !
Fixours, de son côté, se retrouvait bien perplexe devant la réapparition imprévue de Tiomiez Lupp. Après tout, ne serait-il pas vraiment ce héros que tous avaient fêté ? En tous cas, gars-ours pandore jusqu’à la moelle, il tenait à arriver au plus tôt en Ourse’Terre pour être enfin fixé et, ayant reniflé longuement Myb. Lupp :
“ Est-il vrai, monours, que vous aimeriez vous hâter ?
– Bien évidemment, grommela Tiomiez Lupp.
– Est-il vrai que vous manquerez le hauturier pour Beatl’Ours si vous n’êtes pas à NéoBear le 11 à la brune ?
– C’est exact.
– Est-il vrai que, sans ces maudits Pandas-Rouges, vous pensiez y être au soleil levant ?
– Parfaitement, et avec toute une oursée devant moi.
– Alors, rien n’est perdu ! Vous comptez certes deux fois ourse heures de malus mais vous aviez un bonus potentiel d’ourse heures. Il est possible de grignoter la différence et j’ai le moyen d’y parvenir !
– Vraiment ?
– Oui, un gars-ours est venu cette nuit m’offrir un arbre couché qui glisse sur la poudreuse. Je l’avais alors éconduit. ”
Sans commentaires Tiomiez Lupp emboîta le pas à Fixidore Fixours jusqu’à la tanière du fameux gars-ours, une grotte creusée sous la caverne fortifiée.
Myb. Lupp y découvrit un engin fort insolite : une grume écorcée posée sur de grosses planches en spatule, capable d’accueillir, en rang d’oignons, une demi-oursaine d’ours. A quatre oursièmes de la proue, une misaine oblique fort haute que maintenaient de gros grelins tressés portait une grande voile trapézoïdale, des pataras et une trinquette de secours. A la poupe, une yeuse noueuse suffisait à orienter la course de l’engin.

Lupp et Fixours contemplaient, étonnés, la chimère d’un arbre à glisse et d’un bateau à voile.

Dès que des congères bloquent le T-2 sur ces étendues gelées, de tels engins relient sans difficulté les cavernes étapes entre elles. Quand la bise souffle dru, trop stables pour capoter, ils filent sous leur considérable surface de toile à travers la plane plaine plate, plus véloces que le meilleur des convois.

Myb. Lupp et Mad’Ours, le propriétaire du singulier voilier, s’entendirent rapidement sur le prix du passage. Grâce à un blizzard bigrement fort qui se levait et au sol bien gelé, Mad’Ours garantissait d’arriver en quatre à cinq oursièmes d’oursée à la caverne étape d’Ourse’Dada. Ce serait alors un jeu d’ourson que de grimper sur l’un des grands-troncs du T-4-2 en partance pour NéoBear via Djodépù et de grignoter ainsi, peut-être, le malus actuel. Une telle aubaine ne pouvait se refuser.

Redoutant que Sheb. Aourseda ne souffrît trop sur ce rude véhicule offert à tous les frimas, il la pria d’attendre avec Patte d’Ours l’arrivée du convoi régulier. Tous deux pourraient le rejoindre plus tard, par des moyens moins hasardeux.
Mais il n’était pas question pour Sheb. Aourseda d’abandonner Myb. Lupp, et Patte d’Ours en plissa la truffe de soulagement : Fixours étant de l’équipée, notre gars-ours aurait détesté ne pas garder son ours-maître à odeur de narine.

Une heure après le lever d’un soleil invisible dans cet épais brouillard, Mad’Ours avait équipé son arbre à glisse. Les pérégrins grimpèrent à bord, emmitouflés dans leurs réchauffe-fourrures. Mad’Ours trancha les grelins qui les immobilisaient. Sa large toile gonflée au maximum, l’engin fusa à plus de sept Vits d’Ours Brun !

En ligne d’abeille – bel amer’oursisme – il n’y a guère que trente-trois Courses d’Ours et dix-sept mille cent dix Pieds entre la caverne ferrée de Qiesria et Ourse’Dada. Que le blizzard persiste et, sauf anicroche, on y serait dans les délais promis.
Par la Grande-Ourse, que ce fut dur ! Les pérégrins gelés, transis, grelottants, se tenaient serrés, incapables d’émettre le moindre grognement. Le souffle boréal, glacé et violent, les cinglait. Tel un rapide vaisseau sur l’udier, l’arbre couché effleurait à peine la blanche plane plaine plate. Lorsque le blizzard soufflait en rafales il dépassait probablement les neuf Vits d’Ours Brun et deux mille deux cent cinquante-cinq Coulées, et on avait l’illusion qu’il allait s’envoler. A la manœuvre, Mad’Ours – qui n’avait rien d’un maigriot gringalet – s’accrochait à sa trajectoire et, pesant de toute sa force, redressait la yeuse à chaque incartade de son engin. Il avait étarqué jusqu’aux perroquets, misaines et cacatois sur des pataras supplémentaires.

“ C’est tout bon, se grognonna-t-il, à présent ça passe ou ça casse ! ”
Mad’Ours, bien sûr, souhaitait bigrement que ça passe : Myb. Lupp, comme à l’accoutumée, avait fait miroiter une grosse gratification pour lui exciter les babines.

La plaine, traversée au plus court par le tronc à glisse, ressemblait à une patinoire pour géant. Le T-2, sinuant le long de la rivière Tmévvi, empruntait un itinéraire contourné afin d’assurer le service de Pserg-Ozmerg, Mininsky – grosse bourgade du Nozarmbird – Ziyamïs, l’Inurv et enfin Ourse’Dada. Mad’Ours, lui, n’avait pas à se préoccuper de la Tmévvi totalement gelée et, jusqu’à Ourse’Dada, rien ne saurait gêner leur course. Ils ne seraient arrêtés que par la chute du blizzard ... ou celle de la misaine.

Par bonheur la bourrasque s’intensifiait plutôt. Elle aurait pu décorner des bœufs, si ces folles bêtes s’étaient aventurées à sortir, et la toile, vigoureusement grippée par les grelins tressés, claquait sous ses assauts. Les pataras vibraient harmonieusement et l’arbre couché émettait une complainte lancinante.
“ En sol et en ut ”, songea Myb. Lupp, peu fâché de ne pouvoir grommeler.

Sheb. Aourseda, bien serrée entre Patte d’Ours et Myb. Lupp, se trouvait parfaitement protégée. Patte d’Ours, la truffe aussi brûlante qu’un boulet d’anthracite incandescent, claquait des dents en respirant avec précaution pour ne pas se geler la langue. Mais, éternel optimiste, il escomptait bien atteindre NéoBear à temps pour s’y badauder un peu comme on l’avait d’abord prévu, et aurait volontiers rendu grâces au gars-ours pandore pour leur avoir fourni ce formidable tronc à glisse, véritable planche de salut vers Ourse’Dada, s’il avait pu extraire un seul grognement de ses mâchoires gelées.

Plus qu’ému, il repensait aussi à Myb. Lupp qui avait, sans barguigner, mis en péril le succès de sa gageure afin de le tirer des griffes des Siours. Par l’Ourse-Bleue – bleue de froid ! se grognonna-t-il in petto – Myb. Lupp était un sacré chic ours-maître et il lui serait indéfiniment redevable !

L’arbre couché traçait sa route rapide, glissant sans heurts sur l’épaisse fourrure blanche de la terre. On franchissait ruisseaux et rivières sans même sentir une vibration. Aucune trace de la présence d’un ours n’était décelable sur cette plane plaine plate immaculée, ni bourg, ni caverne étape, ni caverne fortifiée. Délimitée par la voie du T-2 et celle qui joindrait bientôt Qiesria à Ours-au-Zef, c’était une immense étendue1 désolée. [ Note : Au printemps, avec le réchauffement de la température, elle se transforme et on n’y voit plus qu’une vaste étendue de boue où l’eau a croupi.] Une fois, on aperçut la silhouette décharnée d’un mélèze. Par moments s’envolaient quelques volatiles effarouchés, corneilles graillant d’une voix rauque ou griffons charognards. Il arrivait également que de grands cerviers chassant en meute, efflanqués, faméliques, tentent de rivaliser à la course avec eux. Une arquebuse en patte, Patte d’Ours était chargé de les repousser. Mais qu’ils ralentissent un tant soit peu et les pérégrins, face à ces redoutables carnivores, auraient bien peu de chances de revoir leur patrie. Heureusement ils filaient toujours, gagnant inexorablement sur la meute aux mâchoires claquant de rage dans le vide.

A la mi-oursée Mad’Ours, au chant du tronc, comprit qu’ils franchissaient la Tmévvi. A soixante six mille soixante-quatre Pieds d’Ours seulement devant eux se trouvait la caverne étape d’Ourse’Dada !

Cinquante minutes plus tard, l’intrépide gars-ours ayant confié la yeuse aux solides pattes de Patte d’Ours affalait la voilure, laissant le tronc glisser sur les derniers mille six cents cinquante et un Pieds d’Ours à la seule force de son inertie. Dès qu’il s’immobilisa

Mad’Ours gronda :
“ Ourse’Dada, nous voilà ! ”

Ourse’Dada ! Enfin, ils rejoignaient cette tête de ligne que moult convois de troncs inclinés relient à toutes les grosses bourgades orientales de l’Amer’Ourse !

Patte d’Ours et Fixidore Fixours, dégringolés un peu hâtivement au sol, peinaient à retrouver l’usage de leurs pattes ankylosées. Myb. Lupp et la jeune oursonne, ayant été mieux protégés entre les deux compères, récupérèrent plus rapidement. Tiomiez Lupp paya largement le prix convenu et Patte d’Ours donna de grandes bourrades affectueuses à Mad’Ours. Nos quatre pérégrins galopèrent alors joyeusement jusqu’à la caverne ferrée d’Ourse’Dada.

Cette grosse bourgade du Nozarmbird est le terminus des convois roulant du Tédoloxyï vers la grande plaine de la Nozzozzotto. Le T-4-2 pour Djodépù, exploité par la “ Djodépù’Oursland-Co ”, prend alors le relais.
On grimpa sans tarder sur un convoi qui s’ébranlait justement, sans avoir rien reniflé d’Ourse’Dada, ce dont Patte d’Ours toujours frigorifié et grelottant se consola très volontiers, ayant la truffe totalement bouchée.

A pleine vapeur, on coupa le territoire de l’Oubè par Duyrdom, Giz-Lamas et Oubèville. Puis ce fut l’obscurité. On ne vit rien de la Nozzozzotto, de Géwirtüs ni d’Oursland et, au matin, on pénétrait dans l’Ill’Bear. C’est dans l’après-midi du 10 que l’on atteignit les rives du vaste Nodjõpèr et le bourg de Djodépù, où toute trace du grand incendie du lundi 4 Haha moins 2 avait disparu.

Il ne restait que cent cinquante-deux Courses d’Ours et huit mille sept cent quarante-deux Pieds d’Ours jusqu’à NéoBear. Les grands-troncs sont pléthore sur ces lignes et les pérégrins sautèrent aussitôt sur le premier qui partait dont le gars-ours pelleteur fut, à son tour, solidement appâté. La fougueuse motrice s’élança et franchit sans mollir l’Orgoère, l’Ujou, la Tirzamwéroï et le Rib Kizia. Les pérégrins découvraient avec étonnement des bourgades ne possédant pas encore de surnom ni même de vraies cavernes profondément creusées, mais juste des rues boueuses et quelques troncs à roues. Finalement on atteignit l’OursSon. Le 11 du mois de Sable, à vingt-trois heures et ourse minutes, les troncs inclinés s’immobilisaient dans la caverne ferrée, sur la berge méridionale du grand cours d’eau, face à l’embarcadère des hauturiers pour l’Oursope.

La PandaOurse en partance pour Beatl’Ours avait largué les amarres quatre fois ourse minutes plus tôt !