Antoine Grimaud
Chapitre I
DANS LEQUEL TIOMIEZ LUPP
ET PATTE D’OURS
S’AGRÉENT COMME OURS-MAÎTRE
ET GARS-OURS DOMESTIQUE
A l’automne de l’an moins 1, la septième grotte de Baskerville road – là-même où, en moins 59, un glorieux gars-ours rhapsode entra dans sa dernière hibernation – abritait Tiomiez Lupp, ours renommé du Cercle-Bel-Ursidé de Long’Ours, éminemment respectable, modèle accompli du gentillours ourse’terrien et qui, avec son dru pelage de dense duvet et de jarre graissé, passait pour un parangon de beauté, inattaquable de la truffe aux griffes. Cependant, parce qu’il s’efforçait de ne jamais donner prétexte à grésillement sur lui, il intriguait et inquiétait même un peu.
D’Ourse’Terre sans conteste, Tiomiez Lupp ne fréquentait pourtant pas le gratin long’oursien. Pas une fois il n’avait posé griffe à Grisbi-Change, Grisbi-Place, ou tout autre grotte notoire du centre boutiquier. Dans les embarcadères et les débarcadères de Long’Ours, pas de trois-troncs affrété par lui. Pas de siège non plus au conseil d’une quelconque oursiété. Pas une fois on ne l’avait entendu au sein d’un aréopage d’ours-plaideurs ou à la Caverne Taboue car oncques il n’avait défendu de controverse devant l’Ours-Connétable, au Tronc de la Grande-Ourse ou au Tronc capélan. On ne le savait pas manufacturier, boutiquier ou gars-ours cambroussard, pas plus qu’adhérent de la Fondation souveraine de l’Ursa-Major, de la Fondation de Long’Ours, de la Fondation allitérante ou de celle des Artifices et Lumières réunis, toutes entre les griffes sourcilleuses de Sa Très Grincheuse Ursidée. Il n’était pas non plus inscrit à l’Oursiété de l’Harmonique-Ourse ou à l’Oursiété insectologique [Note 1: Celle-ci a vocation à promouvoir les hyménoptères et à désagréger, grâce à une décoction de grains de staphisaigre, les groupuscules calamiteux d'agriles et d'agrotis, les gryllobatidés en forme de blattes, les agriotes et les gracilaires multicolores surtout, dont les chenilles font tant de mal aux lilas.]
Tiomiez Lupp se contentait d’adhérer au Cercle-Bel-Ursidé.
On peut être surpris de trouver un gentillours à ce point impénétrable au sein de cette noble compagnie, mais il avait bénéficié du parrainage de mybear Césorp Bros, qui lui gardait son or enterré. Ses rouleaux de change se voyaient toujours très promptement et complètement honorés, d’où le respect qu’on lui portait.
Tiomiez Lupp avait du bien, assurément. D’où lui venait son opulence ? Même les plus avertis l’ignoraient et lui n’en grogna jamais rien. Il n’était point panier percé, pas plus que pingre ou grigou et, s’il se présentait une œuvre ursophile, il y contribuait sans un mot et même incognito. [Note 2 : Il appliquait là, sans le savoir, le proverbe panda'landais: "Bon ours ne bruisse pas."]
Ce gentillours aurait pu être muet. Convaincu que la langue est la ruine de l’ours, il ne grognait que très rarement et comme à regret, ce qui le faisait passer, on l’a vu, pour un inquiétant original. Pourtant son existence était limpide et il se montrait en tout prévisible. N’était-ce pas justement ce qui poussait le petit peuple des pipelettes à gratter sans cesse ?
S’il n’avait jamais bourlingué, nulours ne connaissait comme lui la mappemonde. Il montrait une science remarquable de toutes les contrées, même les plus sauvages. Occasionnellement, d’un grommellement aussi concis que brillant, il corrigeait les grésillements du cercle sur les pérégrins dont on restait sans nouvelles. Il exposait ses présomptions, guidé apparemment par un flair visionnaire puisque l’actualité, invariablement, les démontrait.
Il y avait des lustres que Tiomiez Lupp ne s’était absenté, même de Long’Ours. Nulours ne se gobait avoir relevé sa piste en dehors du sentier escarpé qui le menait de sa caverne au cercle. Il n’avait d’autre occupation que le déchiffrage des oursaux et le bridge. Ce divertissement feutré correspondait parfaitement à son tempérament et il y triomphait régulièrement. Ses profits, non négligeables, ne tombaient cependant pas dans sa ceinture. Ils réapparaissaient intégralement au crédit de ses œuvres d’ursophilie. S’il misait, lors de ces tournois immobiles et silencieux qui convenaient à merveille à sa nature, c’était par plaisir, non par attrait du grain.
Tiomiez Lupp, à l’instar de bien des ours très respectables, vivait sans oursonne et donc sans oursons. Mais qui étaient ses ascendants et pourquoi n’avait-il pas d’oursamis ? Cela faisait jaser. Il occupait en solitaire cette caverne de Baskerville road que nulours ne visitait et que lui-même n’évoquait en aucune circonstance. Un unique gars-ours domestique y prenait soin de lui mais il grignotait ponctuellement ses graines, midi et soir, au Cercle-Bel-Ursidé, dans une anfractuosité et à une roche qui lui étaient réservées, n’y conviant ni habitués ni ours de passage, et ne réintégrait sa grotte qu’à la mi-nuit glougloutée, car oncques il ne dormait sur les agréables litières du cercle. Il restait alors ourse heures et demie en sa caverne, à se reposer et à se consacrer à sa fourrure, la démêlant d’un large peigne aux dents rondes soigneusement grelées. Au Bel-Ursidé, quand il souhaitait se dégourdir les pattes, il parcourait mécaniquement la première tanière marquetée de grenadille, puis le triforium ellipsoïdal à la voûte de greenockite jaune de cadmium, étayée par ourse piliers en greenovite rose. Aux repas, les mets les plus délicats, sortis des fastueuses resserres du cercle, arrivaient sur sa roche. Les gars-ours domestiques, ours compassés à la fourrure sombre et aux protège-coussinets silencieux, déposaient devant lui une écuelle du plus beau grès sur un splendide protège-roche de bois de grevillea ajouré, et un gobelet de vermeil empli d’hydromel, de vin cuit à la framboise ou de claret mélangé de miel, de cannelle, de capillaire et de cinnamome. Des glaçons – qui valaient leur pesant d’or quand ils arrivaient des séracs, des growlers ou des lointains icebergs – maintenaient ses granités à la température voulue.
Que vive l’extravagance quand elle permet de mener ainsi son existence !
La caverne de Baskerville road, bien qu’agencée sobrement, offrait beaucoup d’agrément et la routine immuable du maître des lieux y rendait le travail léger. Tiomiez Lupp contraignait cependant son gars-ours domestique à une minutie, à une méticulosité pharamineuses. Le 25 du mois d’Absolu, date à laquelle débute ce récit, il avait licencié Bjørn Luszvis, blâmable d’avoir laissé refroidir son bain à soixante-dix degrés et cinq cent quatre-vingt-dix-huit oursièmes de l’échelle d’hibernation, la température prescrite étant de soixante et ourse degrés et quatre cent quatre oursièmes. Son remplaçant devait arriver vers ourse heures.
Tiomiez Lupp, bien calé dans un confortable rocher creusé, les talons joints à la manière d’un gars-ours militaire, les pattes posées sur les grassets, la gueule auguste, écoutait son chronographe mural – une mécanique sophistiquée qui glougloutait les heures, les minutes, les secondes, les ours, les quantièmes, les mois et l’année. A ourse heures trente, comme toujours, mybear Lupp comptait s’acheminer vers son cercle.
Discrètement, on grogna au seuil de la tanière gravelée de frais où il s’était installé.
Bjørn Luszvis, le disgracié, avança.
" Le gars-ours postulant ", grognonna-t-il, s’effaçant devant un gars-ours de trois oursaines d’années environ qui renifla poliment.
" Urs le Pyrénéen ? s’enquit Tiomiez Lupp.
– Orso, si monours permet, Orso Patte d’Ours, un sobriquet qu’a toujours motivé ma propension à me tirer des pattes de mes ennemis sans même un adieu. Je me considère comme un gars-ours intègre monours, cependant, à grogner sans détour, j’ai eu d’innombrables gagne-miel : grisolleur forain, ours-cycliste dans un amphithéâtre, gymnosophiste, oursfesseur d’agrès et, plus récemment, chef-ours pyrofuge à Par’Isours. J’ai d’ailleurs à mon tableau des embrasements mémorables. Ayant déguerpi de Frog’Land depuis un lustre, je suis devenu gars-ours domestique en Ourse’Terre pour mieux jouir de ma tranquillité. On grésille que vous êtes extrêmement régulier et casanier et, actuellement libre, je serais fort satisfait de vous servir et de gratter enfin ce sobriquet de Patte d’Ours ...
– Il n’est point de sots métiers et Patte d’Ours m’agrée, le coupa le gentillours. Vous me semblez débrouillard et on m’a fourni à votre sujet d’élogieux grognottements. Vous plierez-vous à mes exigences ?
– Certes, monours.
– Parfait. Que glougloute votre chronographe ?
– Ourse heures et deux fois ourse minutes, grogna Patte d’Ours après avoir extrait de sa ceinture une extraordinaire mécanique ciselée.
– Vous battez la breloque, grommela Myb. Lupp.
– Faites excuse mybear, ce serait ébouriffant.
– De trois minutes. Mais inutile d’en faire du foin. Gravons la déviation une fois pour toutes et grognons qu’à ourse heures vingt-cinq, ce mercredi 25 du mois d’Absolu, vous voilà engagé. "
Tiomiez Lupp se redressa, grippa sa ceinture posée près de lui, l’agrafa et s’éloigna posément.
Patte d’Ours perçut un roulement de rocher : son ours-maître partait. Il en perçut un autre : son devancier, Bjørn Luszvis, quittait également les lieux.
Il restait l’unique occupant de la caverne de Baskerville road.