Antoine Grimaud
Chapitre II
OÙ PATTE D’OURS EST PERSUADÉ
D’AVOIR ATTEINT SON GRAAL
" Que la Grande-Ourse me grippe, se grognonna Patte d’Ours, les ours de Sheb. Tul’Ourse sont bien plus guillerets que ce Tiomiez Lupp ! " [Note : Les "ours" de shebear Tul'Ourse sont des totems dont les Long'Oursiens font grand cas et dans lesquels ils reconnaissent tous les traits de leur caractère national, mutisme compris.]
Durant les courtes minutes de l’entretien il avait scrupuleusement reniflé son vis-à-vis, avec discrétion bien sûr. Celui-ci se trouvait dans la force de l’âge, sa mine était fière, ses traits avenants, sa carrure robuste en dépit d’un soupçon d’empâtement qui ne l’enlaidissait d’ailleurs pas. Il arborait une fourrure mordorée et soyeuse, ne grisonnant qu’autour du museau, et une dentition superbe. Il présentait en outre la quintessence de ce que la physiognomonie baptise " la décontraction dans l’opération ", talent propre aux ours qui préfèrent agir que grésiller. Serein, imperturbable, la prunelle limpide, la truffe sûre, on reconnaissait en lui le parangon de l’ours impassible si prisé en Ourse’Terre, que de nombreux portraitistes ont admirablement gravé en une posture un rien guindée. En toutes circonstances, ce gentillours devait rester mesuré, modéré, et se montrer plus ponctuel que le plus ponctuel des chronographes.
Orso Patte d’Ours avait vu juste. Tiomiez Lupp, rigoureusement réglé, ignorait la précipitation mais, ne s’autorisant pas un détour en chemin, pas une foulée inégale, ne gaspillant pas même un coup d’œil au paysage, il atteignait son but invariablement à point. Oncques il ne s’était montré surpris, agité ou désemparé. Et s’il gîtait en solitaire, loin de toutes fréquentations, c’est qu’il n’ignorait point qu’elles occasionnent des grippements. Or il n’aimait point se laisser gripper.
De son côté, Patte d’Ours – un authentique Pyrénéen frog’landais – exerçait depuis un lustre la dignité de gars-ours domestique en Ourse’Terre, mais avait jusque là échoué dans sa quête d’un ours-maître selon son cœur.
Il n’avait rien d’un ours de pantomime, éhonté gredin aux épaulettes larges, museau au zéphyr, prunelle friponne et narine insolente. Bien au contraire ! De tournure agréable, la lippe gourmande, prompt à savourer le miel, à bouchonner son ours-maître ou à câliner son prochain, on le trouvait plutôt gentil, débonnaire et prévenant. On contemplait avec plaisir sa belle gueule amicale. Avec son regard clair, ses abajoues charnues, son poitrail épanoui, sa silhouette découplée et musclée, il faisait vraiment belle figure. En toutes circonstances il arborait un poil en broussaille et, quand les tailleurs de granit des Temps des Ours Anciens recensaient ourse et sept manières d’harmoniser la crinière d’Ursa-Minor, Patte d’Ours, lui, se contentait d’accommoder sa fourrure d’une griffe rapide.
L’impétuosité du gars-ours s’harmoniserait-elle au tempérament modéré de Tiomiez Lupp ? L’ours-maître avait-il enfin trouvé ce gars-ours domestique précis et ponctuel qu’il recherchait ? Le temps le montrerait. Souvenons-nous cependant qu’à la suite d’une vie plutôt mouvementée, Patte d’Ours ne briguait plus que la quiétude. Sachant que l’on portait au pinacle le flegme des gentillours d’Ourse’Terre et leur imperturbabilité légendaire, il était parti y gagner son miel. Néanmoins, à cet ours, la providence l’avait chichement gratifié. Après avoir couru près d’ourse cavernes, il n’avait eu loisir de poser ses marques en aucune. Toujours on s’y montrait lunatique, capricieux, erratique ou volage, et cela ne lui agréait plus. Pire même, son ultime ours-maître, Musg Long’Beary Cub, qui gobelotait, gobichonnait et gueuletonnait à longueur de soirée à Bear-Market, fut reconduit chez lui un matin, porté par trois poulets, perdreaux ou hirondelles, bref, trois vigoureux gars-ours pandores. Patte d’Ours, soucieux de la dignité de son ours-maître, se permit d’affectueuses réprimandes. On lui en fit grief et il boucla son ceinturon. Il ouït alors grésiller que Tiomiez Lupp avait besoin d’un gars-ours domestique et alla renifler discrètement l’aura de ce gentillours. Un ours pantouflard, qui oncques n’aurait dormi hors de sa tanière, ni joué la fille de l’air ne fût-ce qu’une oursée, c’était extraordinaire, et pour tout dire inespéré ! On connaît la suite.[Note : Musg: Acronyme respectueux du temps des Ours Anciens. Deux versions sont débattues par les spécialistes: Mammeata Ursa Stabat Gloriosa a la préférence, mais Metuant Ursum Saevire Ganeoni est également admis.]
Patte d’Ours, restant on l’a vu unique occupant de la caverne de Baskerville road, en entreprit sans tarder l’exploration jusqu’aux derniers niveaux. Il jugea idéale son organisation austère mais admirablement fonctionnelle. Il se trouvait content comme le pagure tombant sur la conque d’un gastropode marin, conque de surcroît attiédie et illuminée au grisou, le méthane y pourvoyant aux exigences des poêles et des lanternes. Il reconnut immédiatement la tanière qui serait la sienne, au deuxième sous-sol. Elle lui agréa. Grelots et sémaphores y transmettaient les messages depuis les autres niveaux. Un coucou accordé au carillon de la tanière aux litières de Tiomiez Lupp – ils grenaient le temps d’un seul mouvement – trônait sur le brûloir de granulite.
" Parfait ! Parfait ! " se réjouit Patte d’Ours.
Un rouleau peint était placardé au-dessous du coucou. Il y déchiffra, heure par heure, la planification de ses tâches. De huit heures glougloutantes à ourse heures trente, moment où Tiomiez Lupp émergeait de sa caverne pour se rendre au Cercle, Patte d’Ours devait se consacrer à la personne de son ours-maître : le lever de huit heures, le miel et les fruits de huit heures vingt-trois, les ablutions de neuf heures trente-sept, le brossage de fourrure de dix heures à ourse heures moins vingt, et ainsi de suite. Et d’ourse heures trente à minuit vingt, instant où le routinier gentillours soufflait sa chandelle, c’était l’entretien de la caverne qui requérait ses soins. Chaque tâche était dûment grognottée, gravée, encadrée. Patte d’Ours, tel un novice enthousiaste devant le Grand Livre, se grommela plusieurs fois cet emploi du temps pour bien l’engrammer, verset à verset.
La tanière aux accessoires de monours était, elle aussi, idéalement conçue : la moindre ceinture, le moindre foulard, le moindre protège-coussinets étaient marqués d’un trigramme particulier, reporté sur un grimoire en bois d’aigrin précisant quand les utiliser.
Véritable capharnaüm au temps du prestigieux et débauché ours-rhapsode, la caverne, à présent impeccablement organisée, révélait une pensée rigoureuse. L’agencement en était plaisant et témoignait d’une grande prospérité. On n’y trouvait cependant ni peaux d’âne, ni parchemins peints, ni tablettes gravées, bien superflus dès lors que mybear Lupp avait accès, au Bel-Ursidé, à trois tanières de lecture dédiées aux oursanités, à la grammaire et aux sciences manœuvrières et nomothétiques. Creusée dans une tanière aux litières, Patte d’Ours aperçut une cache à secret de modeste cubage, capable de résister à tout, des brasiers aux brigands. Nulle part il ne trouva d’escopette, d’arquebuse de braconnage, ou de couleuvrine de boucherie, ce qui témoignait de la bonoursie du maître de céans.
Ayant soigneusement reniflé partout, Patte d’Ours éternua, sa large truffe se retroussa de contentement et il regrognonna tout heureux :
"Parfait ! C’est parfait ! Ma miellée est achevée ! Nous allons nous accorder idéalement ! Il est pantouflard et mieux rythmé qu’un automate ! Ce sera un vrai plaisir que de me dévouer à lui ! "