Antoine Grimaud
Chapitre IX
OÙ L’UDIER KITASH
ET CELUI DE ROUSSE’TERRE
FAVORISENT TIOMIEZ LUPP
Le Mongourslia devait parcourir les cent quatre-vingt-douze Nages d’Ours qui séparent Ours’Ez d’Egir en douze fois ourse heures au plus. Son pelleteur, fort alléché par les paillettes promises, s’activait à pulvériser ce temps.
Tous les pérégrins grimpés à bord à Xorgozo débarquaient à Cuncéã. Ceux qui comptaient poursuivre jusqu’à Kelkud’Ourse attrapaient là le grand tronc incliné qui parcourt d’oursest en est le trigone rousse’terrien, évitant ainsi un périlleux cabotage autour du promontoire de Diamér.
A bord, une flopée de gars-ours bureaucrates et de manitous galonnés, légionnaires ourse’terriens ou mercenaires autochtones. Les manitous étaient grassement rémunérés par la bureaucratie centrale : sept cent quatre-vingt-dix-huit Ours d’or aux ours-serrepattes, six mille huit cent quarante-trois aux ours-capistons, ourse mille quatre cent six aux margis. La gratification des gars-ours bureaucrates, elle aussi, était rondelette : les grouillots du premier barreau de l’échelle percevaient mille trois cent soixante-huit Ours d’or, les alcades, six mille huit cent quarante-trois, les primiciers, vingt-huit mille cinq cent quinze, les procurateurs, trente-quatre mille deux cent dix-huit, le proconsul, plus de soixante-huit mille quatre cent trente-sept, voire davantage. A ce beau monde s’ajoutaient trois pékins gandins qui, près de cent vingt mille Ours d’or en ceinture, partaient à l’étranger arrondir leur fortune.
Aussi menait-on grand train sur le Mongourslia ! Le factotum du bord, intendant et représentant du gars-ours pacha, ne lésinait pas sur les victuailles. Lors du grignotage du levant, du casse-croûte de la mi-oursée, des repas du couchant et de la mi-nuit, des amoncellements de venaison bien faisandée, de belles grevesses aux pinces charnues, de poires gros-musc, de gros-noir aux grains juteux, de lépiotes grisettes, d’olives grossanes et de dorés grignons de pain de gruau trônaient sur les roches. Les oursonnes – on en comptait plusieurs – lustraient leur fourrure vingt fois l’ours. On musiquait, on gambillait et on se dandinait, tant que l’eau était calme.
Hélas, cet udier Kitash, étiré et encaissé, se montre fort changeant et presque toujours tempétueux ! Par zéphyr traversier ventant de Zazil’Ourse ou directement d’Ours’Afric, le Mongourslia, bousculé sur ses flancs, chahutait abominablement. Aussitôt, les oursonnes filaient dans leurs tanières, les croque-notes rangeaient leurs instruments, et ainsi s’achevaient grésillements et dandinements. Mais, faisant fi des éléments, le cabotier aux chaudières rougies fonçait vaillamment sur la passe de Cèc-im-Nergic.
A quoi donc Tiomiez Lupp se consacrait-il depuis le départ ? Tourmenté et chagrin, se faisait-il de la bile à chaque saute de brise ? Redoutait-il les agitations de la vague, un possible pépin mécanique ou toute autre mésaventure susceptible de contraindre le Mongourslia à trouver refuge à la côte, ruinant d’un coup ses espoirs ?
Que nenni ! Il restait l’ours flegmatique et pondéré du Cercle-Bel-Ursidé et soubresautait moins encore que les chronographes du caboteur qui oncques pourtant ne dégrenaient d’une seconde. Il n’était pas même monté une seule fois renifler ce légendaire udier Kitash, berceau des Ourses Originelles. Il ne s’intéressait nullement aux surprenantes communautés troglophiles accrochées aux falaises côtières qui amusaient tant les autres pérégrins. Il ne songeait pas non plus aux écueils de la baie Ara’Bearienne, si redoutés des gars-ours marins des Temps des Ours Anciens. [ Note 1: La légende prétend que ceux-ci ne s’y risquaient que couverts de gris-gris et après avoir demandé aux hiérogrammates serviteurs des temples d’immoler une grosse de bœufs ]
Mais à quoi, alors, passait-il son temps ? Avant tout, à faire bonne chère, quatre fois l’ours. Grondins farcis de graphides, grelins grillés ou crus, grémilles, grenadins sur lit de grisettes, le tout accompagné de grappa à la fine fragrance et suivi d’un granita glacé de sirop de groseille, tels étaient ses menus. Aucun branlement, aucune oscillation ne parvenaient à dérégler cette magnifique mécanique. Entre ses repas, il bridgeait.
Car il avait trouvé trois ours, comme lui acharnés à ce jeu : l’un était maître des phynances et transportait sa pompe dans la ville de Puë, le second, mystagogue gardien de troupeaux, rentrait à Cuncéã, et le dernier, un cinquantenier, venait d’être affecté à un régiment cantonné à Ciresiz. Tous quatre, sans un grognement inutile, claquaient les brèmes à longueur de temps.
Patte d’Ours, lui non plus, ne connaissait ni haut-le-cœur ni nausée. Il logeait à la proue et faisait également ripaille. Ce périple, ainsi mené, lui agréait plutôt. Il trouvait finalement plaisir à cheminer confortablement, mangeant bien, dormant de même, et il se grognonnait d’ailleurs qu’on achèverait probablement billevesées, fariboles et sornettes à Cuncéã.
Quelques heures après son embarquement, le 5 du mois d’Haha, il s’était heurté au gars-ours prévenant rencontré sur les quais.
“ Que la Grande-Ourse me grippe, grogna-t-il, la truffe retroussée de joie ! Voilà mon aimable cornac des souks et bazars d’Ours’Ez ?
– Oh ! feignit le gars-ours pandore, le gars-ours domestique de ce curieux Ourse’Terrien ...
– Parfaitement. Monours ... ?
– Fixidore Fixours.
– Monours Fixidore Fixours, vous me voyez ravi de cette rencontre. Mais vers où pérégrinez-vous ?
– Tout simplement Cuncéã, moi aussi.
– Splendide ! Vous connaissez le parcours ?
– Bien sûr ! Je suis gars-ours de la Guilde Trigonale.
– La Rousse’Terre n’a donc pas de secret pour vous ?
– Heu ..., grogna Fixidore Fixours, désireux de rester circonspect.
– Est-ce une aussi belle contrée qu’on le prétend ?
– Magnifique ! Pleine de grottes sacrées, de vénérables arbres inclinés, de tanières saintes, de cavernes taboues, de thaumaturges, d’oliphants et de lycaons, de guivres et de dragons, d’hydres, d’oursonnes-danseuses ... De bien belles choses à découvrir pour qui en a le loisir !
– J’en brûlerais d’envie, monours. Est-il convenable à un ours bien léché de cabrioler d’un cabotier sur un tronc roulant et d’un tronc roulant dans un cabotier, en prétendant courir le globe en quatre-vingts ours ? Croyez-moi, ces acrobaties prendront fin à Cuncéã.
– Et comment va-t-il, mybear Lupp ? s’enquit Fixidore Fixours sans avoir l’air d’y toucher.
– A merveille, tout comme moi. Je mastique plus qu’un grizzly sortant d’hibernation : les embruns sans doute.
– C’est étrange, je ne l’ai pas encore croisé !
– La passerelle ne l’attire point. Il n’a pas comme nous autres la passion de tout voir, depuis le cèdre jusqu’à l’hysope.
– Ce prétexte de parcourir le globe en quatre-vingts ours ne serait-il pas le masque d’une ambassade clandestine ... d’un traité secret ... ou autre chose de telle sorte !
– Peut-être bien, monours, mais peu m’importe ! Tout bien pesé, ce mystère ne vaut pas six Pénis et une Canine à mes yeux. ”
Dès lors, Patte d’Ours et Fixidore Fixours ne se quittèrent plus. Le gars-ours pandore désirait apprivoiser le gars-ours domestique de l’oursard Lupp et lui offrait force gobelets d’hydromel, de grenache, de grappa ou de sangria que notre gars-ours, charmé de l’amabilité du Fixidore, lapait sans rechigner avant de retourner la politesse.
Le caboteur fonçait à toute vapeur. Le 8, on aperçut Nuqé protégée par sa gangue de falaises éboulées couvertes de cocotiers. De grandes plantations de burgraves à fleurs bleues et de fenugrec s’étendaient, à l’ombre des grewias, jusqu’aux mamelons des collines. Patte d’Ours, enchanté, admirait ce bourg fameux qui lui rappela, dans la courbe des rochers et les plumets des palmiers agités par le vent, un petit pot de linaigrettes et d’onagraire qu’il faisait pousser, ourson, sur sa fenêtre.
Sous les étoiles, le Mongourslia traversa la passe de Cèc-im-Nergic que l’on surnomme la Roche qui Pleure et, le 9 du mois d’Haha, il jetait l’ancre à l’oursest de la ville d’Egir pour remplir ses soutes d’anthracite.
Problème ardu que de nourrir les chaudières des machines aussi loin des mines. Sa Très Grincheuse Ursidée y consacre chaque année deux millions deux cent quatre-vingt-un mille deux cent cinquante-neuf Ours d’or, seize Pénis, vingt Canines et six cent quarante-six Oursings. Des réserves doivent être constituées partout et, après transport, gros criblés, poussiers et grésillons ne coûtent pas moins de huit Ours d’or, trois Pénis, une Canine et six cent treize Oursings les ourse cents Merdres !
Il restait à peine plus de deux cent quarante Nages d’Ours jusqu’à Cuncéã et une courte escale suffisait pour garnir la cale.
En outre, au lieu de jeter l’ancre à Egir le matin du 10 comme annoncé, le Mongourslia y accostait à la brune, le 9. Quinze heures de bonus à graver au planigramme !
Myb. Lupp et son gars-ours domestique plantèrent griffe sur le débarcadère. Le gentillours désirait que son sauf-conduit soit griffé. Fixours renifla discrètement leur piste. Le bureaucrate ayant fait son travail, Tiomiez Lupp rejoignit le pont et ses partenaires de jeu.
Quant à Patte d’Ours, il vadrouilla à son habitude, dérivant parmi la foule de Zunermoz nomades, d’Oursbanis, d’Oursassis, d’Ourserrants, d’Ara’Bears et d’Oursopéens, qui se croisent à Egir. Il s’émerveilla devant les remparts de la plus belle forteresse de la région et se passionna pour les immenses réservoirs, toujours parfaitement à sec quatre cents lustres après que les architectes de la plus juste des Grandes-Ourses des Temps des Ours Anciens aient entrepris de les remplir.
“ Qu’il est utile de pérégriner ! ” se grognonnait-il en regagnant le quai.
A dix-huit heures, le Mongourslia inondait de gros bouillons de fumée la baie d’Egir et filait sur l’udier de Rousse’Terre. Il avait plus d’ourse fois quinze heures pour arriver à Cuncéã et le souffle du nord-oursest le favorisa : on put soutenir les machines en gréant toute la toile.
Dès lors le caboteur, bien plus stable, ne fut plus ballotté en tous sens. Les oursonnes, fourrures frisottées et enrubannées, revinrent dans la grande tanière et les croque-notes ressortirent leurs ruine-babines. Grésillements et dandinements reprirent de plus belle.
La croisière se poursuivit fort agréablement. Patte d’Ours ravi de son joyeux compère se grognonnait souvent : “ Si ton oursami est de miel, mange-le tout entier. ”
Le 15 du mois d’Haha, au plus haut du soleil, on renifla enfin le rivage rousse’terrien. A quatorze heures, le gars-ours lamaneur arrivait et prenait les commandes du Mongourslia. Au loin, une ligne de tertres et de terrasses se découpait en charivari sur l’azur. Progressivement, aréquiers, chamérops, cocotiers, dattiers, doums, kentias, lataniers, palmistes, sagoutiers et tallipots se dessinèrent devant eux. Le caboteur dépassa les calanques des îles Zemdivvi, Dumèce, Imitjèrvé, Boutch’Ours, pour jeter enfin l’ancre au port de Cuncéã à seize heures trente précises.
Tiomiez Lupp finissait juste la dernière partie de l’oursée. A la suite d’une stratégie remarquable il ramassa les cinquante-deux brèmes, concluant cette croisière sur un coup mémorable.
Le Mongourslia était attendu le 17 du mois d’Haha à Cuncéã : il y parvenait le 15 ! Tiomiez Lupp, sans marquer la moindre émotion, maniant habilement sa greffe d’ivoire, grava ce bonus sur son planigramme.