Au Zoo de Lausanne

éditions du Groupe de L'Ours
autour du lettrisme, des situationistes, de l'Oulipo et la pataphysique
Se dire lettriste toujours, parce que ça fait hurler les chiens.

Antoine Grimaud

Chapitre XXXIII

OÙ TIOMIEZ LUPP FORCE
TRANQUILLEMENT SA CHANCE

Bientôt l’Oursonna passait sous le vent du gardien de l’estuaire de l’OursSon, magnifique bateau-lumière, doublait le raz de Zerga-Juuq et gagnait le large. Un long moment elle contourna l’île d’Ozmerg et son phare exceptionnel puis mit franchement cap au levant.
Après la première nuit, le 13 du mois de Sable, un gars-ours marin se présenta sur le pont pour calculer la position du navire. Le gars-ours pacha Ergzib Quick ? Eh bien, non ! Tiomiez Lupp avait pris sa place !
Et Ergzib Quick, lui, se retrouvait solidement bouclé au fond de sa tanière où, positivement enragé, il glapissait, glatissait, glottorait et rugissait comme un possédé.
Voici toute l’histoire. Sans accord possible sur la destination finale, que pouvait faire Tiomiez Lupp sinon feindre la soumission ... et mettre les gars-ours marins de son côté en leur graissant la patte ? Tous se rallièrent, rapidement convaincus par les grosses pincées de poudre d’or judicieusement distribuées, et peu fâchés d’ailleurs de se débarrasser de leur trop rude pacha. C’est ainsi que Tiomiez Lupp gagna son capitanat – rôle qu’il allait remplir avec brio –, qu’Ergzib Quick se retrouva aux arrêts, et que l’Oursonna prit la direction de Beatl’Ours.

Mais Tiomiez Lupp se sortirait-il indemne de cette histoire ? L’avenir le montrerait. Bien que fort tourmentée Sheb. Aourseda ne grognonnait rien. Le pauvre Fixours restait médusé devant les derniers évènements. Seul Patte d’Ours jugeait l’aventure absolument rigolote.
“ Deux Vits d’Ours Blanc cent Souffles ”, avait certifié le gars-ours pacha. L’Oursonna tenait ses promesses.
Par beau temps, avec une brise soutenue et bien orientée, à condition que les chaudières tiennent le coup, nos pérégrins parcourraient sans problème les quatre cent trente-sept Courses d’Ours, ourse Coulées et quatre cent trente-deux oursièmes de NéoBear à Beatl’Ours, dans les sept et deux ours dont ils disposaient encore. On pouvait certes craindre qu’au port, la flibuste de l’Oursonna s’étant ajoutée à la rapine de Grisbi-Place, la réputation de notre gentillours ne soit quelque peu écornée.
Pour l’instant, tout se passait pour le mieux. Les vagues étaient douces aux pérégrins, la brise soufflait dans la bonne direction. Sa toile bien gonflée, l’Oursonna avançait avec la régularité d’un hauturier.
Patte d’Ours, aux anges, riait encore de la bonne farce de son ours-maître, refusant d’envisager les ennuis qui risquaient d’en découler. Il se montrait joyeux et empressé, grisollant sans cesse en virevoltant dans la mâture. Il cajolait les gars-ours marins et veillait à ce qu’ils grignotent et lapent ce que les resserres du bord offraient de mieux. Il aidait à étarquer les huniers, pelletait l’anthracite, prêtait la patte à chacun. Sa gaieté faisait plaisir à voir. Déjà loin des embarras et des tracas récents et négligeant les écueils toujours possibles, il se croyait presque arrivé et vibrait au rythme même de l’Oursonna. Par moments il reniflait sous la truffe Fixidore Fixours, le scrutant avec une grande attention, et il se détournait bientôt sans rien grogner.
Fixours nageait en pleine détresse ! Que Lupp ait fomenté une mutinerie sur l’Oursonna, soudoyé ses gars-ours marins et commande maintenant avec cette maestria, c’en était trop pour lui. Certes, on ne vole pas un œuf impunément et l’oursard qui avait dérobé cent cinquante-six mille huit cent trente-six Ours d’or, dix Pénis, quatorze Canines et deux cent treize Oursings était bien capable de pirater un navire ! Mais lui, Fixours, qu’allait-il faire dans cette galère ? Cette Oursonna qui chercherait sûrement refuge dans une île mystérieuse où ce gredin, maintenant flibustier, se livrerait à sa sinistre industrie !

Le gars-ours pacha Ergzib Quick glapissait toujours du fond de sa tanière et Patte d’Ours, depuis qu’il lui avait porté son premier repas, se méfiait à juste titre de ses attaques sauvages. Myb. Lupp pour sa part se souciait de lui comme d’une guigne.

En fin d’oursée on caressa de près le Gros-Chien-Noir, région rendue fort dangereuse en période d’hibernation par ses brouillards permanents et ses effroyables colères d’ours. Or le barothermographe, qui contenait un hygromètre à cheveu, s’était mis à friser les plus bas, indiquant un bouleversement imminent des conditions de navigation. Et effectivement Myb. Lupp, pour garder son cap, ne put qu’affaler la toile et mobiliser la puissance des machines. Mais l’Oursonna perdit grandement en rapidité à cause des vagues dures qui s’abattaient sur sa coque. Elle roulait épouvantablement. On essuya tourbillons, remous, bourrasques et, finalement, une tornade annonciatrice d’une formidable colère d’ours qui contraindrait peut-être à mettre à la cape, voire à rebrousser chemin !

Patte d’Ours vit sa bonne humeur s’envoler avec le beau temps. Deux ours durant, il vécut ourse mille morts. Notre froid gentillours, résolu et courageux, conserva cependant sa direction et une partie de son allure. Devant une déferlante – ce sont des murs dans ces régions –, il dirigeait l’Oursonna droit dessus, la traversait, laissant les flots submerger la passerelle. Plus d’une fois ses compagnons et les gars-ours marins recommandèrent leur âme à la Grande-Ourse mais, imperturbable à la barre, il les conduisait d’une patte assurée.

Heureusement la colère d’ours s’avéra moins forte que prévue. Si, en cette terrible saison, on l’a déjà vue galoper à plus de deux Nages d’Ours en ourse minutes, elle ne dépassa jamais, cette fois, les sept Vits d’Ours Blanc et deux mille deux cent treize Souffles. Hélas, on l’avait dans le nez et les voiles ne purent être gréées ! La Grande-Ourse sait pourtant combien on aurait eu intérêt à ménager les machines !

Au 16 du mois de Sable il restait cinq ours pour atteindre Long’Ours : c’était jouable. On se trouvait à mi-distance du but, ayant passé le plus dur. A la belle saison on se fut gobé de la réussite. En hibernation, rien de certain. Patte d’Ours s’inquiétait mais, incorrigible optimiste, il se consolait vite : l’anthracite pallierait la brise défaillante.

C’est alors que le gars-ours bosco vint renifler Myb. Lupp.

Simple curiosité ou intuition, Patte d’Ours, alarmé, essaya d’écouter mais n’entendit rien où presque de ce qui se grognait là :

“ Positivement ... ? grommelait Myb. Lupp.

– Absolument, monours. Il était prévu de gagner la Frog’Land à petit train, pas de forcer l’allure sur
Beatl’Ours ! Le stock de coke fond à vue d’œil !

– Bon ”, conclut Myb. Lupp.

Patte d’Ours entra dans des transes épouvantables : l’anthracite faisait défaut !

“ Par la Grande-Ourse ! Nous sommes des canards morts ! Mon ours-maître ne peut brûler sa poudre d’or !”

Il éprouva un grand besoin de partager ses craintes et alla trouver Fixidore Fixours.

“ Comme ça, gronda le gars-ours pandore la mâchoire crispée, vous nous imaginiez tous les quatre, en groupe, à Beatl’Ours ?
– Bien évidemment, par l’Ourse-Bleue !
– Humain grotesque ! ” gouailla le gars-ours pandore en se détournant avec mépris.
Patte d’Ours pensa qu’un scarabée avait élu domicile dans le plafond de l’autre. Admettant cependant que le malheureux soit mortifié de sa méprise qui l’avait si sottement conduit à cavaler derrière un leurre tout ce temps, il le laissa bouder tranquille.

Qu’allait donc décider Tiomiez Lupp ? Il réfléchit un moment et grommela posément :

“ Chauffez tant que vous le pouvez et prévenez-moi quand tout l’anthracite sera brûlé. ”
Aussitôt des fumeroles épaisses et grises tourbillonnèrent sur les flots pélagiques.
On poursuivit à pleine vitesse quarante-huit heures encore. Au matin du 18 le gars-ours bosco grogna que l’anthracite aurait complètement brûlé avant la fin de l’oursée.
“ Chauffez, grommela Myb. Lupp, chauffez toujours et bourrez bien la gueule de la chaudière. ”
Au zénith, ayant observé le soleil et gravé sa route, Tiomiez Lupp manda le gars-ours pacha. Autant libérer une bête sauvage et féroce, se grognonna Patte d’Ours, ajoutant entre ses dents en gagnant le rouf sous le gaillard arrière :
“ Va y avoir de la bagarre ! ”
Judicieusement supputé !
Grondant, grognant, rallant, beuglant et hurlant, un forcené jaillit devant le gars-ours de barre, toutes dents et griffes dehors. On aura reconnu Ergzib Quick, prêt à étriper la terre entière.
“ Mézoulonéla ? ” s’étrangla-t-il furieux.
Et, ayant repris son souffle, les babines retroussées :
“ Mézoulonvala ? gronda-t-il à nouveau.

– Vers Beatl’Ours, grommela Myb. Lupp.
– Corsaire ! glapit Ergzib Quick. Flibustier ! Boucanier ! Forban !
– Monours ...
– Pillard ! Brigand ! Maraudeur ! Plagiaire ! Usurpateur !
– Monours, l’interrompit Tiomiez Lupp, marchandez-moi l’Oursonna.
– Jamais ! Scélérat ! Bandit ! Voleur ! Truand ! Jamais ! Que l’Ourse-Noire vous ...
– Marchandez, monours. Je désire en faire du bois de chauffe.
– Du bois de chauffe ! Eventreur ! Parricide ! Infanticide ! Fratricide ! Régicide ! Malfaiteur ! Du bois de chauffe !
– Voyez-vous, il n’y a plus de coke en stock.
– Irresponsable ! Détraqué ! Obsédé ! Forcené ! Energumène ! Furieux ! Du bois de chauffe ! glapit le gars-ours pacha en trépignant. Mon Oursonna ! Du bois de chauffe à vingt-neuf mille cinq cent cinquante sept Ours d’or, douze Pénis et quinze Canines, si ce n’est seize !
– Je vous en donne trente-cinq mille quatre cent soixante-dix Ours d’or ! proposa Tiomiez Lupp, préparant un intéressant sachet de soie grège.
Ergzib Quick s’immobilisa aussitôt. Il n’est pas un Amer’Oursain qui ne serait saisi de respect devant trente-cinq mille quatre cent soixante-dix Ours d’or. Foin de son courroux, de sa rage ! Foin même de sa mise en cage ! Il était temps de jeter sa rancune par-dessus bord. Il savait l’Oursonna vieillissante et trouvait l’offre inespérée ! Le forcené n’avait plus ni griffes ni dents : Myb. Lupp venait de les lui limer !
“ Je garde le métal, grognonna-t-il cependant, l’œil matois.
– Je n’ai l’usage ni du corps ni du moteur, monours. Alors, banco ?
– Banco ! ”
Et Ergzib Quick, grippant le sachet de poudre d’or, courut le peser dans sa tanière et le cacha promptement sous sa ceinture avant de revenir.
Patte d’Ours poussa un soupir de soulagement, tandis que Fixidore Fixours suffoquait de rage. Presque cinquante-sept mille trente et un Ours d’or, huit Pénis, ourse Canines et quatre cent quarante et un Oursings dilapidés ! Et ce satané gredin de Lupp qui ne se souciait même pas de la carcasse ! Bien sûr, il avait dérobé cent cinquante-six mille huit cent trente-six Ours d’or, dix Pénis, quatorze Canines et deux cent treize Oursings mais quand même ! Jamais on n’avait vu gredin plus prodigue !
“ Monours, grommela Myb. Lupp à Ergzib Quick, j’ai mes raisons. Ce sont cinquante-sept mille trente et un Ours d’or, huit Pénis, ourse Canines et quatre cent quarante et un Oursings que me coûterait d’arriver à Long’Ours après le 21 du mois de Sable à vingt heures quarante-cinq. Ayant raté le départ du hauturier régulier, j’ai dû vous forcer un peu la patte ...
– Mille millions d’Ourses-Noires, je m’en félicite ! glapit Ergzib Quick. C’est la première traversée qui me rapporte plus de vingt-trois mille Ours d’or. ”
Et, plissant la truffe, ce qui le faisait affreusement grigner :
“ Voyez-vous, monours Lupp, croyez-en un expert, vous feriez un bien joli factieux ”.
Et c’était à coup sûr un éloge pour lui.

“ Ce bateau est donc à moi ? s’assura Tiomiez Lupp.
– A vous, de la poupe à la proue, sauf le métal bien évidemment !
– Parfait. Arrachez tout ce qui brûle et bourrez les chaudières. ”
Mais en aurait-on assez pour faire tourner la machine ? Ce 18 du mois de Sable on démantibula les teugues et les acrostoles, on désarticula les deux gaillards et le rouf, on fit du petit bois avec les tanières des pérégrins et les passavants.
Le 19, on attaqua à la cognées artimons, misaines, hunes, vergues et même le youyou, les cordages et les bômes. Sheb. Aourseda, maniant l’erminette et l’égoïne, prêtait la patte à ce tronçonnage enragé. Les gars-ours marins étaient déchaînés. Patte d’Ours, armé d’une seule machette, abattait le travail d’ourse ours.
Le 20, on enfourna bordages, garde-corps, garde-fou, lisses et parapet, rambardes, coffrages, francs-bords, plats-bords et tout ce qu’on put encore arracher à la superstructure. L’Oursonna était dorénavant plus plane et plate qu’une plie.
A la brune, on reniflait au loin les corniches d’Osmèrgi et le phare de Lezviriv.
Cependant la lune se levait déjà et l’on ne se trouvait qu’au large de Grandoursville et des corniches d’Osmèrgi. La gageure s’achèverait dans une oursée et l’Oursonna avait besoin de deux fois ourse heures avant de s’ancrer à Beatl’Ours ! A condition d’ailleurs de pouvoir maintenir les machines à ce rythme. Or, justement, le dernier combustible se consumait.
“ Pas de chance, Monours, grogna le gars-ours pacha sincèrement pris par le jeu, la Grande-Ourse s’est endormie ! Nous ne dépasserons pas Grandoursville.
– La jetée y est-elle accessible ?
– A marée haute uniquement, dans un huitième d’oursée.
– Nous y entrerons. ” grommela Tiomiez Lupp calmement, bien qu’il s’apprêtât à jouer son va-tout sur un coup décisif !
C’est devant Grandoursville que sont transbordés les tablettes gravées et rouleaux peints apportés d’Amer’Ourse par les hauturiers. Du bourg, un convoi spécial file jusqu’à Gycmõr où un vapeur les charge au plus vite pour Beatl’Ours. Les tablettes et rouleaux précèdent de la sorte les pérégrins d’une demi-oursée au moins.
C’est cette demi-oursée que Tiomiez Lupp comptait grappiller. Il avait manqué la PandaOurse, qui n’accosterait à Beatl’Ours que l’ours suivant à la brune. Lui, planterait griffe en terre dès le zénith et pourrait arriver à Long’Ours largement dans les délais !
L’aurore du 21 était encore loin quand l’Oursonna, profitant de la marée, gagna la rade de Grandoursville. Tiomiez Lupp, ayant reçu une surprenante mais affectueuse bourrade du gars-ours pacha Ergzib Quick, abandonna la coque nue qui représentait toujours les six oursièmes du prix payé !
Les pérégrins plantèrent griffe en terre ourse’terrienne. Fixidore Fixours, qui en avait pourtant tellement rêvé, ne mit pas immédiatement l’oursard Lupp en cage. Pourquoi une telle hésitation ? Avait-il admis ses erreurs ? La Grande-Ourse seule le sait. Mais il ne le laissa pas filer pour autant. Le suivant toujours, ainsi que Sheb. Aourseda et Patte d’Ours qui se rongeait les sangs et les pattes, il grimpa avec eux sur le grand-tronc de Grandoursville à la mi-nuit. A l’aube, à Gycmõr, ils sautaient sur un de ces fins navires de course capables de fendre rageusement les vagues, au lieu de les éviter.
Le 21 du mois de Sable, au zénith, Tiomiez Lupp foulait l’embarcadère de Beatl’Ours. Long’Ours l’attendait à un quart d’oursée à peine.
C’est alors que Fixours se décida. Il s’avança comme un automate, l’agriffa fermement et, présentant son blanc-seing de mise en cage :
“ Vous êtes l’oursard Tiomiez Lupp ? grognonna-t-il.
– Vous le savez bien !
– Pour la plus grande gloire de sa Très Grincheuse Ursidée, je vous capture ! ”