Au Zoo de Lausanne

éditions du Groupe de L'Ours
autour du lettrisme, des situationistes, de l'Oulipo et la pataphysique
Se dire lettriste toujours, parce que ça fait hurler les chiens.

Antoine Grimaud

Chapitre XXXV

OÙ L’ON FRÔLE LE PIRE
POUR TROUVER
LE MEILLEUR

Nulours à Baskerville road ne remarqua que la septième grotte avait retrouvé ses occupants. Roches en travers des issues, arbres couchés, rien ne semblait avoir bougé. Et pourtant ...
En sortant de la caverne ferrée Tiomiez Lupp pria Patte d’Ours de s’occuper de l’intendance et se fit reconduire chez lui avec Sheb. Aourseda.
Impossible de noter le plus petit vacillement du gentillours devant cette terrible ironie du sort. Lessivé ! A cause de cet imbécile de gars-ours pandore ! Il avait tracé sa route d’une patte ferme, évité tous les écueils, embûches, pièges et traquenards. Il avait même sauvé une jeune oursonne et enrichi tous ceux qui l’avaient aidé. Achopper maintenant sur une si petite pierre, quelle dérision ! Sa bourse était plate et vide, ou presque. Et les cinquante-sept mille trente et un Ours d’or, huit Pénis, ourse Canines et quatre cent quarante et un Oursings enterrés chez Césorp Bros ne lui appartenaient plus : ils reviendraient, dès le lendemain, aux ours du Cercle-Bel-Ursidé. Avec tout ce qu’il avait engagé comme frais, même en remportant sa gageure, il n’eût pas été beaucoup plus gras qu’avant son départ. Là n’était pas son but d’ailleurs, n’ayant gagé que pour le plaisir. Mais maintenant il ne lui restait que la paille. Myb. Lupp connaissait le code de conduite des gentillours : il s’y conformerait.
On avait préparé pour Sheb. Aourseda une confortable tanière de la caverne de Baskerville road. Affreusement malheureuse, l’oursonne redoutait que Myb. Lupp ne broie trop de cafards pour rester lucide.
Elle n’ignorait pas que les gentillours – ceux d’Ourse’Terre surtout, particulièrement guindés – peuvent volontairement entrer en hibernation et ne jamais en ressortir.
Patte d’Ours, après avoir ramassé dans l’entrée une facture affichant une somme plus que coquette, s’était précipité pour souffler sa girandole de grisou. A présent, mortellement inquiet lui aussi, il reniflait discrètement l’aura de son ours-maître.
La lune, dans cette phase que l’on surnomme “ diminution du bossu ”, disparut à l’horizon. Pour la première fois de ce récit on ne saurait grognotter si Myb. Lupp s’était assoupi. Sheb. Aourseda, elle, n’avait pas arrêté une seconde de tourner en rond et Patte d’Ours, roulé en boule sous l’arbre couché qui gardait l’entrée de son ours-maître, était constamment demeuré en alerte.
Une heure avant l’aube, Myb. Lupp le grelotta. Ayant fort à faire, il désirait rester seul l’oursée durant et le pria de veiller aux repas de Sheb. Aourseda. Après le coucher du soleil, il irait grogner un moment avec elle.

Patte d’Ours aurait dû se retirer, mais il se dégageait cette fois du flegme de son ours-maître quelque chose de funeste, et qu’il n’aimait pas. Accablé par les derniers évènements il restait là, très sombre, incapable d’oublier la part qu’il avait prise dans cette catastrophe. Une fois de plus il se lamentait. Mais pourquoi avoir caché à Myb. Lupp qui était Fixours ? Pourquoi avoir permis à celui-ci de s’accrocher à leurs basques jusqu’à Beatl’Ours ?
A la fin, Patte d’Ours crut que son cœur allait exploser.
“ Mon ours-maître ! Monours Lupp ! Je suis une buse, une incapable cruche ! Ma stupidité vous ruine ...
– Voyons, grommela Tiomiez Lupp, reprenez-vous. Rien n’est si grave qu’il faille en glapir. ”
Patte d’Ours sortit de la tanière et alla se confier à la jeune oursonne.
“ Monourse, conclut-il, il ne m’écoutera pas ! Vous seule seriez capable ...
– Moi ? Mais Myb. Lupp me connaît-il seulement ? Tout autre aurait compris que je l’aimais ! Mon oursami, guiora-t-elle, gardez-le sans cesse à odeur de narine et veillez sur lui, je vous en prie. Accepterait-il même de venir grognonner avec moi ?

– C’est son intention, à la brune. Il souhaite, je gage, évoquer votre avenir en Ourse’Terre.
– Qui vivra ... Faites qu’il vive, mon oursami ! ” supplia la jeune oursonne.
Patte d’Ours la laissa, préoccupée et songeuse.

Ce dimanche s’écoulait sans un seul bruit ou mouvement dans la caverne de Baskerville road. Lorsqu’ourse heures et demie glougloutèrent au gros chronographe du Conseil des Sage’Ours, Tiomiez Lupp – et cela ne s’était jamais produit – ne sortit pas pour trotter vers son cercle.
Qu’y aurait-il fait ? Nulours ne l’y espérait à présent. Le samedi 21 du mois de Sable, à vingt heures quarante-cinq, extrême limite de sa gageure, il ne s’y était pas présenté. Il avait donc échoué. Et inutile d’aller déterrer ses cinquante-sept mille trente et un Ours d’or, huit Pénis, ourse Canines et quatre cent quarante et un Oursings. Le griffonné griffé par ses soins permettait à Césorp Bros de transférer aux gagnants l’entière propriété de cet or.

Rien n’obligeait Myb. Lupp à pointer sa truffe au dehors. Il ne la pointa pas. Il resta chez lui à inventorier, ranger, classer, trier, éliminer et jeter. Patte d’Ours, à pattes de velours, grimpa ourse mille fois l’arbre oblique de la caverne. Il croyait son chronographe bloqué tant le temps lui pesait. Il reniflait au seuil de la tanière de son ours-maître, l’espionnait en somme, mais ne se jugeait pas fouineur ! Il glissait un œil dans une fissure de la paroi, et trouvait cela légitime ! Envolé son incurable optimisme : Patte d’Ours sentait le malheur rôder. Souvent, ses pensées le conduisait vers Fixidore Fixours. Curieusement il le comprenait maintenant d’avoir sans cesse cavalé derrière Myb. Lupp, de l’avoir agriffé et jeté en cage. Sa bévue, toute professionnelle, n’entachait en rien sa bonne foi : l’erreur était juste, en quelque sorte. Mais lui, Patte d’Ours ... et son impardonnable inconséquence ... Il était bien le seul coupable !
Parfois, écrasé de tristesse, il allait doucement grogner au seuil de Sheb. Aourseda, se glissait dans sa tanière et là, en silence, il reniflait la jeune oursonne dont l’odeur le réconfortait un peu.
Altaïr glissait vers le ponant quand Myb. Lupp prévint Sheb. Aourseda de sa visite et alla la rejoindre.
Il grippa une souche et s’installa près d’elle, au coin de l’âtre, avec son flegme coutumier. Ces derniers quatre-vingts ours semblaient n’avoir rien changé en lui, mais le Lupp du mois de Sable était-il réellement aussi froid que le Lupp d’Absolu ?
Il y eut un court silence et il dressa la truffe vers Sheb. Aourseda :
“ Monourse, je vous ai fait venir en Ourse’Terre, et j’en suis désolé ...
– Quoi ! sursauta Sheb. Aourseda.

– Laissez-moi poursuivre, je vous prie. Alors ours prospère, j’escomptais vous offrir du miel à foison, vous permettant de mener plaisante vie en ce pays. Qu’allez-vous devenir à présent que le grain me manque ?

– Que m’importe le grain, monours, grogna la jeune oursonne. N’est-ce pas ma faute si vous êtes sur la paille ? En perdant votre temps pour m’éviter d’être roustillée, en me traînant derrière vous ...

– Non, monourse. Il vous fallait quitter ce pays d’assassins et je n’ai fait que mon devoir. Fort mal, hélas !

– Monours Lupp, vous m’aviez déjà sauvée de mes persécuteurs. Projetiez-vous en outre de m’offrir la sécurité ici ?

– Bien évidemment, monourse. Hélas, je m’en suis montré incapable ! Acceptez cependant de considérer comme vôtre cette demeure, devenue inutile.
– Que grognez-vous là, monours ? Où vivrez-vous donc désormais ?
– Ne vous inquiétez point de cela, monourse, grommela le gentillours.
– Enfin, monours, de quelle patte comptez-vous mener votre barque ?
– De la bonne, je crois.
– Serez-vous entouré, au moins ?
– Je suis sans oursami, monourse.
– Et votre famille ?
– Je suis orphelin, célibataire, sans ourson ...
– Un ours seul est toujours en mauvaise compagnie, et vous voilà bien malheureux ! Par l’Ourse-Bleue, je pleure de vous savoir sans une bonne âme pour partager vos malheurs. Savez-vous qu’on peut porter avec un autre le fardeau de la pauvreté et qu’il semble ainsi plus léger ?
– Je l’ai ouï grogner, monourse.
– Monours Lupp, grognonna Sheb. Aourseda qui s’était redressée et tournée vers lui, je ne peux vous donner que ce que j’ai, mais je désirerais tant devenir votre oursonne ! ”
A ce grognement – et sans aucun doute pour la première fois de sa vie – Myb. Lupp frissonna légèrement, sa truffe devint sèche, ses babines frémirent et son œil brilla. Il renifla délicatement Sheb. Aourseda et ce qu’il sentit lui agréa au-delà de ses espérances : ses fragrances promettaient l’abandon, la confiance, la candeur, l’obstination et la patience qui apportent la félicité. Il tenta de recouvrer son sang-froid mais, sentant en lui une digue lâcher sous un énorme lac d’eau dormante :
“ Oh, monourse ! Quel bonheur d’avoir une amie au grand cœur ! Je le désire moi aussi, comme je n’imaginais pas savoir désirer quelque chose dans cette vie ! Aimez-moi et gardez-moi toujours auprès de vous !
– Enfin ! ... ” guiora Sheb. Aourseda d’une toute petite voix, en l’enserrant tendrement entre ses pattes.
On grelotta Patte d’Ours qui, étant caché sous l’arbre incliné, surgit illico. Sheb. Aourseda étreignait toujours Myb. Lupp et la large truffe de Patte d’Ours se mit à briller, telle la femelle du lampyre.
Myb. Lupp craignait qu’il ne soit plus l’heure – un dimanche surtout ! – de galoper chez le mystagogue Zenyïm Winnilourson, de la caverne taboue de Marie-l’Os.
Patte d’Ours, la truffe plissée de contentement, le rassura :
“ Il n’y a pas d’heure pour le bonheur, glapit-il. D’ailleurs la lune n’est même pas levée ! Je le commande pour quand ?
– Dès lundi ! Le plus tôt qu’il pourra ”, ronronna Sheb. Aourseda.
Galopant comme un ourson, Patte d’Ours fila aussitôt.