Antoine Grimaud
Chapitre IV
DANS LEQUEL TIOMIEZ LUPP
PÉTRIFIE PATTE D’OURS
Au soleil couchant, Tiomiez Lupp ayant alourdi sa ceinture de cinquante-neuf Ours d’or, quinze Pénis et deux cent quatre-vingt-deux Oursings, renifla ses partenaires et s’éloigna du Cercle-Bel-Ursidé. A la brune, il roulait le rocher de sa caverne.
Patte d’Ours, son emploi du temps méticuleusement engrognonné, se trouva fort éberlué en l’entendant. D’après le rouleau peint, le retour du maître des lieux n’était pas prévu avant la mi-nuit, après que le triangle d’été ait basculé au ponant.
Tiomiez Lupp descendit aussitôt en sa tanière et grommela :
" Patte d’Ours. "
Patte d’Ours ne broncha pas. Impossible que ce grognement lui soit destiné.
" Patte d’Ours ", répéta Myb. Lupp, toujours du même ton.
Patte d’Ours pointa alors le bout de sa truffe.
" Il m’a fallu vous mander à deux reprises, remarqua Myb. Lupp.
– Altaïr n’a même pas franchi le sud ! se défendit Patte d’Ours.
– Il est vrai, aussi je ne vous blâme point. Mais nous quittons Baskerville road dans ourse minutes pour Dopen et Déméoz. "
Un rictus grippa la bonne gueule du Pyrénéen, certain d’avoir mal compris.
" Monours part en promenade ?
– En effet, autour du globe. "
Interdit, médusé, le souffle, le sifflet et la chique coupés, Patte d’Ours tombait de la lune.
" Le globe ! glapit-il.
– En quatre-vingts ours, précisa Myb. Lupp. Aussi, pas une seconde à gaspiller.
– Et les coffres ? grogna Patte d’Ours, bringuebalant stupidement de hue en dia.
– Inutile ! Un balluchon au bout d’une canne suffira. Pour chacun de nous, une ceinture et cinq écharpes. Nous chinerons, si besoin. Agrippez aussi mon meilleur réchauffe-fourrure. Prévoyez de robustes protège-coussinets, encore que nous ne clopinerons que rarement. Hâtez-vous, maintenant. "
Patte d’Ours ne parvint pas à émettre un son. Il déguerpit de la tanière de Myb. Lupp, dégringola chez lui, s’affaissa contre une souche et, grognassant une formule très commune en son terroir :
" La bécasse est bridée cette fois ! Adieu mon hibernage ! ... "
Aussi mécaniquement qu’un oursoïde, il se mit illico à l’ouvrage. Courir le globe ! En quatre-vingts ours ! Son maître était-il livré à la frénésie de l’amok ? Nenni ... Il galéjait sûrement. Partir pour Dopen, parfait ! Pour Déméoz, pourquoi pas ? En définitive, pas de quoi chagriner vraiment l’honnête gars-ours : un lustre qu’il n’avait pas reniflé l’air de son pays ! Atteindrait-on Par’Isours qu’il s’ébrouerait plutôt joyeusement sur les pelouses de cette métropole. Et le gentillours cesserait là sa ballade, par l’Ourse-Bleue ! … N’empêche qu’il se transplantait, qu’il se déracinait, lui le plus cavernier de tous !
A vingt heures Patte d’Ours bouclait le simple balluchon renfermant leurs accessoires. Toujours obnubilé, il sortit de sa tanière et en condamna consciencieusement l’ouverture d’un arbre couché en son travers, puis il retrouva Myb. Lupp.
Celui-ci tenait le Bearshaw’s Pilgrim qui contenait jusqu’au moindre renseignement indispensable à leur périple. Il agrippa le balluchon de Patte d’Ours et, l’ayant débouclé, il y enfouit une bourse rondelette qui contenait une poudre d’or de qualité, le meilleur sésame du pérégrin.
" Tout y est ? grommela-t-il.
– Oui, monours.
– Mon réchauffe-fourrure ?
– Il est là.
– Parfait. Agrippez ce balluchon et restez vigilant : je viens d’y mettre cinquante-sept mille trente et un Ours d’or, huit Pénis, ourse Canines et quatre cent quarante et un Oursings. "
Patte d’Ours, effaré, manqua tomber ledit balluchon.
L’ours-maître et le gars-ours domestique sortirent et interdirent l’entrée de deux rochers roulés.
Ils se dirigèrent vers le dépôt de troncs à roues situé à la limite oursest de Baskerville road. Ils en empruntèrent un et roulèrent diligemment vers la caverne ferrée de la Croix-de-Djésorp qu’ils atteignirent à vingt heures vingt.
Là, une malheureuse indigente gravide, coussinets écorchés à même la gadoue, le chef couvert d’un caloquet misérable hérissé d’une piteuse aigrette, ses taches de pelade mal dissimulées sous un suroît grisouille, grippait par la patte un ourson souffrant de la grattelle. Elle aborda Myb. Lupp, espérant son obole.
Il puisa dans sa ceinture les cinquante-neuf Ours d’or, quinze Pénis et deux cent quatre-vingt-deux Oursings grappillés au bridge et les lui offrit, grommelant simplement :
" Grippez, ma bonne. Je suis bien aise d’avoir croisé votre chemin ! "
Et il reprit sa route.
Patte d’Ours sentit son regard se troubler. Ainsi son ours-maître était-il accessible à la compassion !
Tous deux pénétrèrent alors dans l’immense caverne ferrée et Tiomiez Lupp chargea Patte d’Ours d’aller marchander de bonnes places sur le convoi de Par’Isours. A ce moment arrivèrent derrière lui ses compères du Bel-Ursidé.
" Mybears, je m’en vais, grommela-t-il. Les marques griffées sur mon sauf-conduit vous confirmeront mon trajet.
– Holà ! mybear, grogna révérencieusement Beary Semtji, voilà une précaution superfétatoire. Nous vous savons gentillours !
– Non, c’est préférable de cette façon, affirma Myb. Lupp.
– Et vous serez de retour ? ... grognonna Ergzib Vyesy.
– Dans quatre-vingts ours exactement, le samedi 21 Sable à vingt heures quarante-cinq au plus tard, et comme convenu dans la grande tanière d’apparat du cercle. Le bonours, mesours. "
A vingt heures quarante, Tiomiez Lupp et son gars-ours domestique grimpèrent dans un refuge suspendu sous une branche maîtresse du tronc incliné. A vingt heures quarante-cinq, un appeau stridula et le grand-tronc s’ébranla en grinçant.
L’obscurité était totale. Il bruinait légèrement. Tiomiez Lupp, adossé à l’écoinçon, restait muet. Patte d’Ours, toujours anéanti, étreignait compulsivement le précieux balluchon.
Soudain, alors que le tronc incliné franchissait Zaguirjen, il glapit de détresse !
" Que vous arrive-t-il ? grommela Myb. Lupp.
– Avec tout ce branle-bas ... ma hâte ... négligé ...
– Oui ?
– De souffler le grisou dans ma tanière !
– Mon gars-ours, grommela impassiblement Myb. Lupp, c’est votre solde qui se consume ! "