Antoine Grimaud
Chapitre VI
DANS LEQUEL
UN GARS-OURS PANDORE MANIFESTE
UNE AGITATION
FORT CONCEVABLE
Mais à la suite de quel évènement cette plaquette avait-elle été gravée ?
Le mercredi 4 du mois d’Haha à ourse heures, le Mongourslia devait arriver à Ours’Ez. C’était un caboteur à voile et à vapeur d’une capacité de deux mille quatre cent cinquante huit Ours-Cubiques et deux cents oursièmes, développant trois cent neuf Grizzlys-Vapeurs et huit cent quatre-vingt-seize oursièmes. Il assurait les traversées hebdomadaires de Xorgozo à Cuncéã par Ours’Ez. Aucun bâtiment ne le valait dans la région. Il pulvérisait régulièrement les allures prévues d’un Vit d’Ours Blanc, deux mille cinq cent trente-quatre Souffles, treize Coulées et cent vingt et un oursièmes entre Xorgozo et Ours’Ez, et d’un Vit d’Ours Blanc, deux mille deux cent quarante-deux Souffles, quatorze Coulées et quatre-vingt-trois oursièmes entre Ours’Ez et Cuncéã.
Parmi une multitude d’immigrants et de natifs guettant le Mongourslia, deux ours arpentaient l’appontement de cette ville portuaire, autrefois simple village, devenue prospère grâce au chenal.
Le premier était le gars-ours capitoul et margrave d’Ourse’Terre basé à Ours’Ez qui, malgré les prophéties calamiteuses de la bureaucratie centrale et les augures effrayants des aruspices, reniflait ours après ours les chalands, péniches, cargos, baleiniers, chalutiers, caboteurs, jonques, felouques, galères, trirèmes, caravelles, caraques, sloops et autres embarcations empruntant le chenal pour écourter d’un gros tiers l’ancestral itinéraire de l’Ourse’Terre à la Rousse’Terre par la corniche de L’Espoir.
Le second, courtaud et légèrement rabougri mais point malingre, de gueule plutôt astucieuse et sagace, crispait nerveusement ses orbiculaires et corrugateurs. Sous ses lourdes paupières étincelait une prunelle pétillante dont il pouvait, à discrétion, souffler la flamme. Il présentait tous les signes de l’agacement, se dandinant, tressautant, virevoltant, incapable de demeurer tranquille.
On le surnommait Fixidore Fixours. Il faisait partie de la cohorte des gars-ours pandores mandatés par la métropole sur tous les grands débarcadères à la suite du brigandage de Grisbi-Place, et avait pour mission de renifler perspicacement les pérégrins transitant par Ours’Ez et de pister, jusqu’à réception d’un blanc-seing de mise en cage, celui qui fleurerait le louche.
Deux ours auparavant lui était parvenu, sur un rouleau peint expédié par Long’Ours, le grognottement de cet ours raffiné et élégant que des témoins avaient décrit à Grisbi-Place.
Rien d’étonnant à ce que, fort affriolé par la grosse gratification qui reviendrait au gagnant, il manifestât une certaine nervosité à l’approche du Mongourslia.
“ Vous m’assurez, monours capitoul, grogna-t-il à nouveau, que ce bâtiment sera là incessamment sous peu ?
– Certes, monours, grogna le capitoul. On l’a reniflé à la brune devant Tusv-Zéög à seize Courses d’Ours, seize mille trois cent trois Pieds d’Ours, une Griffe, deux Poils et sept cent vingt-quatre oursièmes d’ici. Une bagatelle pour lui ! Croyez-moi, le Mongourslia raflera encore la gratification de soixante et treize Ours d’or, quatre Pénis, vingt et une Canines et cent quarante-cinq Oursings que la bureaucratie octroie en cas de record inscrit au planigramme.
– Et il a fait d’une traite la traversée depuis Xorgozo ?
– Oui. Il y a embarqué le courrier pour la Rousse’Terre samedi au crépuscule. Cessez donc de vous dandiner comme un grizzly grincheux, il ne traînera plus. Expliquez-moi plutôt de quelle manière, au seul vu du grognottement qu’on vous a transmis, vous comptez renifler notre oursard, à supposer qu’il ait grimpé sur le Mongourslia ?
– Monours capitoul, pérora Fixidore Fixours, pour ce genre d’ours, la truffe ne suffit pas : clairvoyance, inspiration, intuition, pressentiment et perspicacité, voilà ce qu’il nous faut ! J’ai au cours de ma carrière mis en cage nombre de gredins. Si notre gars-ours se trouve sur ce caboteur, il n’échappera pas à mes griffes, vous pouvez m’en croire.
– La Grande-Ourse vous entende, monours. C’est que la rapine est conséquente.
– Un extraordinaire brigandage, oui, grogna le gars-ours exalté. Cent cinquante-six mille huit cent trente-six Ours d’or, dix Pénis, quatorze Canines et deux cent treize Oursings ! Notre miel est rarement de cette qualité ! Les malandrins tournent riquiqui actuellement ! Les grizzlys se rabougrissent ! On en voit qui se font brancher au premier arbre pour six ou sept malheureux Pénis !
– Vous méritez indubitablement lauriers et prospérité. Je redoute cependant que votre quête ne vous cause bien des embarras. Si j’en crois le rouleau peint, cet ours-là a tout du gentillours !
– Monours capitoul, pontifia le gars-ours pandore, les détrousseurs d’envergure ont forcément de bonnes bouilles. Quand on possède une gueule de grizzly, c’est déjà avoir un pied dans la tombe que de ne pas suivre de l’autre le droit chemin ! Les bonnes billes, voilà ce qu’on doit suspecter. Lourde charge grognerez-vous, et j’y souscris. Cela requiert plus de génie que d’habileté ! ”
Ce Fixidore Fixours se gobait indubitablement comme un paon.
Un certain affairement gagnait l’appontement. Gars-ours matelots de toutes provenances, marchands, truchements, coolies et dockers s’y bousculaient. On attendait le caboteur d’une minute à l’autre.
Malgré l’atmosphère ensoleillée, la brise orientale restait frisquette et l’udier Kitash était houleux. Au loin, des falaises se dressaient, irisées par les réverbérations de la lumière sur les vagues. Un brise-lames de quatre mille cent trois Pieds d’Ours, trois Griffes et deux cent vingt-quatre oursièmes se tendait, telle une patte, face à la vieille darse du port d’Ours’Ez. Des gros-bois voués au négoce côtier, des lougres palangriers, des grondins morutiers ou de croisière, des flûtes, des ourques, des galéasses et des chebeks à l’ancre, tous perpétuant avec leurs deux troncs inclinés la belle apparence des trirèmes des Temps des Ours Anciens, émergeaient des brumes.
Allant et venant au sein de cette foule, Fixours reniflait les chalands d’une narine experte.
Ourse heure moins vingt venaient de glouglouter au loin.
“ Il a donc sombré ce caboteur ! glapit-il en jetant un coup d’œil au grand cadran solaire du port.
– Mais non, le rassura le capitoul.
– Quelle sera la durée de son escale ?
– Un sixième d’ours. Juste ce qu’il faut pour charger son coke en stock. Ce ravitaillement est indispensable car Egir se trouve à plus de cent quatre-vingts Nages d’Ours d’ici.
– D’Ours’Ez il file droit sur Cuncéã ?
– Ni pérégrin ni marchandise ne débarquent avant.
– En ce cas, se réjouit Fixours, pour peu que le détrousseur ait choisi cette direction et ce caboteur, je suis certain qu’il se transbordera à Ours’Ez dans l’espoir de rejoindre clandestinement, en empruntant un itinéraire plus discret, les colonies étrangères de Zazil’Ourse. Il ne saurait chercher refuge dans un territoire placé sous contrôle de sa très Grincheuse Ursidée.
– Peut-être avons-nous affaire à un malin. Nulours ne l’ignore, un scélérat en fuite reste bien plus insaisissable dans un environnement familier, même grouillant de compatriotes, qu’en plein désert. ”
Avec un petit gloussement qui fit bigrement cogiter le gars-ours pandore, le capitoul retourna dans ses tanières officielles, creusées à quelques foulées de là. L’autre traîna, solitaire, se dandinant fébrilement, poursuivi par l’étrange intuition que son détrousseur était réellement sur le Mongourslia. Le scélérat avait dû prendre la poudre d’escampette pour filer par la ligne orientale, fort malcommode à inspecter, et qui lui offrait donc bien des facilités.
Fixours n’eut pas à ronchonner des heures. Les appels de multiples appeaux stridulaient l’approche du caboteur. La cohue des dockers et des coolies se rua sur le wharf dans une confusion menaçant les foulards, ceintures et fourrures des pérégrins. Une oursaine de petits troncs à balancier quittèrent la grève et se précipitèrent vers l’étrave du Mongourslia qui s’engageait dans le détroit artificiel. Ourse heures glougloutaient à peine que le caboteur jetait l’ancre, dans un grand boulevari de fumerolles.
Tous les pérégrins s’étaient accoudés au bastingage. Certains ne quittèrent pas le pont supérieur afin de ne rien perdre du fascinant spectacle coloré, tandis que les autres se huchaient sur les troncs à balancier parvenus aux flancs du Mongourslia.
Fixours reniflait avec soin chaque ours plantant griffe au sol.
S’étant débarrassé hardiment, d’une patte ferme et précise, des drogmans criaillants qui lui offraient leurs bons offices, l’un de ces pérégrins, tenant un sauf-conduit pour lequel il briguait la griffe officielle, l’accosta aimablement et s’enquit des tanières du gars-ours capitoul.
Sans même réfléchir, Fixours grippa le sauf-conduit et le parcourut.
Il soubresauta violemment et manqua lâcher la tablette. Ce sauf-conduit reprenait, au poil prés, l’exacte description arrivée le 2 du mois d’Haha.
“ Ce n’est pas votre sauf-conduit ? grognonna-t-il.
– Nenni, grogna l’autre, il appartient à mon ours-maître.
– Où est-il donc ?
– Sur le pont, il joue au bridge.
– Il doit se faire reconnaître lui-même par le gars-ours capitoul !
– La Grande-Ourse me grippe ! Le faut-il vraiment ?
– C’est le règlement !
– Et ces tanières se trouvent ?
– Au bout de la plage, grogna le gars-ours pandore en montrant une falaise toute proche.
– Bon, je retourne le quérir. Mais il ne va pas apprécier de devoir se déplacer ! ”
Après avoir poliment reniflé Fixidore Fixours, le pérégrin regagna le gaillard arrière du caboteur.