Antoine Grimaud
Chapitre XXVIII
OÙ IL NE SERT DE RIEN
D’ÊTRE SENSÉ
AU SEIN DES INSENSÉS
Après le lac des Larmes et la caverne étape de Dog-Den, le convoi des troncs inclinés rejoignit le Bicis-creek à cent cinquante-deux Courses d’Ours et huit mille sept cent quarante-deux Pieds d’Ours au septentrion de Safrasiz’Ours. De là il avança au levant, dans les rudes Beïzevdi1. Comme on l’a déjà grognotté, les ingénieux gars-ours Amer’Oursains avaient choisi de contourner au mieux tous les obstacles rencontrés, versants escarpés ou précipices et – ce qui est presque inconcevable – n’avaient foré qu’une galerie, de huit mille sept cent cinquante-huit Pieds d’Ours, pour rejoindre Plani Rupi Campo. [ Note 1 : Cette section s’était avérée la plus ardue à construire et avait coûté vingt-huit mille trois cent soixante-quinze Ours d’or, sept Pénis, neuf Canines et sept cent sept Oursings pour trois mille trois cent trois Pieds d’ours achevés, entièrement pris en charge par l’Etat. Les promoteurs privés, eux, ne déboursaient que neuf mille quatre cent cinquante-huit Ours d’or pour la même distance sur le plat. ] A partir du lac des Larmes le convoi descendait selon une pente toujours douce. Il suivit la gorge de la Cowis-river dans ce massif d’où coulent d’innombrables rivières, les unes jusqu’au Tédoloxyï, les autres vers l’udier Emervoxyï. De petits ponts de bois qui ne tenaient plus guère que par un grand mystère et deux piliers de bois enjambaient le Nyggà, le Psiir-Bear et de nombreux rus bouillonnants. Patte d’Ours trémulait, exaspéré par la lenteur du convoi, et Fixours lui-même rageait d’avoir à lambiner dans tous ces défilés et tortueux passages. La peur d’être bloqué l’avait pris, et il ne se montrait pas le moins désireux de planter enfin griffe en Ourse’Terre !
Dans la nuit on fit une très courte étape à la caverne ferrée de Pont de Bear et, après soixante-six mille et soixante-quatre Pieds d’Ours sans quitter les gorges où naissent l’essentiel des ruisseaux qui vont irriguer le Dumuségù, on pénétrait le Baunorp, le célèbre Dac’Odac de la légende.
Il floconna dru des heures durant. Patte d’Ours s’en aperçut au matin du 7 du mois de Sable lors de la halte à la caverne étape de Psiir-Bear-creek, et s’en alarma : si les chutes continuaient, des congères formées par le vent encombreraient les voies et risqueraient de les immobiliser plusieurs ours de suite.
“ Pourquoi donc, grognounait-il, mon ours-maître a-t-il pris sa gageure en saison d’hibernation ! Le printemps lui aurait été bien plus favorable ! ”
Alors même que notre brave gars-ours se tourmentait de l’aspect des nuages et de la chute du thermomètre, des raisons autrement graves tourmentaient Sheb. Aourseda.
Désireux de se dégourdir les pattes, une petite oursaine de pérégrins trottaient autour de la caverne ferrée. Passant la truffe par un interstice du clayonnage d’osier, elle avait reniflé dans leur groupe le déplaisant et impertinent fourrier Dumurïm Winnie ProctolOurs, le goujat de Safrasiz’Ours. De crainte qu’il ne la contreniflât à son tour, elle rentra précipitamment la truffe.
Elle portait une affection croissante à l’ours qui, sous sa spontanéité de mécanique, avait pour elle tant d’égards. Elle fut bouleversée par la malencontre de l’ours insolent que Myb. Lupp était bien décidé à provoquer en duel, et son sang se figea. Un aléa ironique et mauvais avait entraîné ProctolOurs dans leur sillage et elle devait, par n’importe qu’elle ruse honnête, éviter que Tiomiez Lupp ne tombât truffe à truffe avec son ennemi.
Comme Myb. Lupp ronflotait, bercé par le lent mouvement du convoi qui avait repris sa progression, Sheb. Aourseda avertit Fixidore Fixours et Patte d’Ours.
“ ProctolOurs se trouve ici ! s’obscurcit Fixours. Qu’importe ! Ce n’est pas l’oursard ... heu ... Myb. Lupp qui lui caressera les côtes ! Je m’en chargerai ! Car ce déplaisant fourrier m’a plus que sérieusement froissé !
– Quant à moi, gronda sourdement Patte d’Ours, militaire ou pas, je ...
– Mesours, reprit tout bas Sheb. Aourseda, Myb. Lupp ne vous permettra jamais de laver cet affront à sa place. Vous l’avez ouï comme moi, il s’est promis de retraverser le globe dans le seul but de relever la piste de ce glatisseur d’injures. Qu’il renifle simplement ProctolOurs et rien ne saurait prévenir une confrontation, tragique à coup sûr ... pour l’un d’eux ! Je vous en supplie, empêchez cela.
– Nous le ferons monourse, la rassura Fixours, un duel serait fâcheux. Cela occasionnerait un délai ...
– Un délai, le coupa Patte d’Ours, dont les gentillours du Cercle-Bel-Ursidé profiteraient pour rafler la mise ! NéoBear n’est plus loin ! Que mon ours-maître ne descende pas de son tronc durant huit fois ourse heures et il ne verra pas la truffe de ce détestable Amer’Oursain, que la Grande-Ourse l’empaille ! ”
Myb. Lupp s’étira et le grésillement cessa. Tous contemplaient en silence la combe immaculée. Peu après, à l’insu de son ours-maître et de Sheb. Aourseda, Patte d’Ours demanda au gars-ours pandore :
“ Vous le protègeriez réellement ?
– A quoi me servirait de ne rapporter que sa peau en Oursope ! ” gronda rudement Fixours.
Un frémissement de colère grippa la fourrure du dos de Patte d’Ours qui cependant ne grouina rien.
Mais comment immobiliser Myb. Lupp sur ce tronc incliné ? Connaissant à présent la nature casanière et routinière de son ours, Fixours imagina une solution :
“ L’aiguille du chronographe se traîne interminablement, monours, sur ces troncs inclinés.
– Et pourtant elle tourne ! grommela le gentillours.
– Je vous ai connu bridgeur. Une belle activité.
– Certes, acquiesça Tiomiez Lupp. Encore nécessite-t-elle brèmes et adversaires.
– Par la Grande-Ourse ! On marchande ce qu’on désire sur ces convois amer’oursains. Et monourse accepterait peut-être ...
– Avec grand plaisir, monours, grogna aussitôt l’intéressée, j’ai appris le bridge dans mes années d’études et j’y ai même obtenu quelques prix.
– Pour ma part, se gonfla Fixidore Fixours, je me gobe d’être de première force. Nous sommes donc trois, et avec un empaillé ...
– Cela m’agrée ”, grommela Tiomiez Lupp plutôt soulagé par cette perspective.
Patte d’Ours se chargea du marchandage avec un gars-ours colporteur et rapporta promptement cent quatre brèmes neuves, non maquillées, des chevilles, des palets ronds, ainsi qu’une petite pierre d’ardoise grésée pour y mener les parties. Tout était parfait et le match put débuter. Sheb. Aourseda se révéla une adversaire redoutable et fut plusieurs fois félicitée par le peu loquace Tiomiez Lupp. Le gars-ours pandore, pour sa part, perdit plus et plus souvent qu’il ne l’aurait souhaité mais il ne se plaignit pas.
“ Ite missa est ! se réjouit Patte d’Ours. Le voilà ferré jusqu’à NéoBear ! ”
C’est au zénith de l’astre solaire, d’ailleurs invisible cet ours-là, que le convoi des troncs inclinés franchit cette crête séparant toutes les rivières entre l’est et l’oursest. On passa la cote 4 744 à Tézzi-Csogpis. Dans moins de six cent soixante et un mille Pieds d’Ours on aborderait les planes plaines plates qui finissent à l’udier Emervoxyï et où, dès moins 38, il fut si facile d’implanter les premières pistes de longrines.
Dans cette région naissent les rus, ruisseaux et torrents qui alimentent le Rusvi-Tmévvi-creek. Du septentrion au levant, l’énorme arc des Sudqa-Hills, culminant à la dent de Mammy Yokum, fermait toute vue. Une ample terrasse se déployait au pied des premiers contreforts rocheux. Les pérégrins distinguaient à leur dextre les abruptes aiguilles où prend naissance l’Esqérzez.
Tout en grignotant les graminées grillées qu’un gars-ours serveur leur avait apportées, ils aperçurent au passage la formidable caverne fortifiée de Jémmidq, puissance tutélaire de ce pays. Avant le soir on en aurait terminé avec les périlleuses chaînes de l’oursest et il était raisonnable d’escompter que rien ne viendrait plus troubler le périple dans cette contrée. Le thermomètre avait chuté à trente-huit degrés de l’échelle d’hibernation, ce qui obligeait les pérégrins à utiliser leurs réchauffe-fourrures, mais le temps s’était abeaudi et il ne floconnait plus. Seule vie apparente dans toute cette solitude immaculée, dépouillée et sauvage, d’étranges volatiles qu’effarouchaient les hurlements de la motrice s’envolaient à tire d’aile.
Bien repus, Myb. Lupp et ses compagnons s’étaient replongés dans leur bridge acharné lorsque le convoi s’immobilisa brusquement, dans de grands crissements de roues.
Sheb. Aourseda et Fixidore Fixours redoutèrent aussitôt que Myb. Lupp ne saute à terre. Vaine inquiétude ! Le gentillours, qui tentait un petit chelem ardu, grommela seulement :
“ Essayez de vous renseigner, Patte d’Ours, je vous prie. ”
Patte d’Ours passa la gueule au travers d’un trou du clayonnage sans apercevoir ce qui pouvait expliquer une étape en ce lieu, et dégringola du tronc. Quatre oursaines de pérégrins l’avaient précédé dont, bien évidemment, Dumurïm Winnie ProctolOurs.
Le gars-ours pelleteur avait obéi à un fanal qui interdisait formellement le passage et, tout hérissé, grondait à la truffe d’un malheureux gars-ours surveillant dépêché sur les lieux par Nigodorï-Cub, la caverne étape suivante. Les pérégrins les entouraient et tous grésillaient avec passion mais on remarquait surtout les forts grognements et les mouvements brusques du déplaisant ProctolOurs.
S’étant glissé au premier rang, Patte d’Ours écoutait le gars-ours surveillant :
“ Nenni ! Vous ne pourrez franchir la passerelle de Nigodorï-Creek ! Elle est bigrement plus chancelante qu’un gars-ours centenaire et ses longrines craqueront sous votre masse. ”
Il s’agissait d’un ouvrage porté par d’énormes grelins torsadés au-dessus d’un tumultueux torrent bouillonnant au fond d’une gorge profonde, à trois mille trois cent trois Pieds d’Ours de là. D’après le gars-ours surveillant – un ours posé et réfléchi qui n’en rajoutait probablement pas2 – plusieurs grelins avaient déjà cédé et il était impensable d’emprunter les longrines dégradées. [ Note 2 : Connaissant les Amer’Oursains et leur incroyable désinvolture face au danger, si l’un d’eux se montre précautionneux, il faudrait être irresponsable pour ne pas l’écouter. ] Patte d’Ours accablé par ce nouveau désastre en restait la mâchoires pendante.
“ C’est assez ! glapit ProctolOurs. Vous ne comptez pas nous voir construire des igloos pour hiberner dans ce trou, quand même !
– Ourse’Dada va envoyer un convoi à notre rencontre, expliqua le gars-ours surveillant. Il lui faut cependant un quart d’oursée pour atteindre Nigodorï-Cub.
– Un quart d’oursée ! glapit Patte d’Ours.
– Oui, mais nous ne mettrons pas moins pour rejoindre Nigodorï.
– A griffe ! glapirent les pérégrins en chœur. Est-ce loin ?
– Il nous faudra d’abord franchir la gorge, et c’est encore à trente-neuf mille six cent trente-huit Pieds d’Ours.
– Trente-neuf mille six cent trente-huit Pieds d’Ours, par ce froid, et les griffes dans la poudreuse ! ” s’étouffa ProctolOurs.
Il grinça moult grossièretés, blasphéma, grognant contre les gars-ours promoteurs, grognant contre le gars-ours surveillant, grognant contre la température qui chutait et le vent qui se levait, et Patte d’Ours, tout hérissonné, les yeux comme des charbons ardents, aurait, pour une fois, volontiers grincé de concert. Aucune poudre d’or ne saurait rafistoler ces bougres de grelins érodés ! La gageure était perdue !
Tous à présent grinchouillaient, furieux de devoir trottiner plus de quarante-cinq mille Pieds d’Ours en se trempant jusqu’au ventre. Du groupe fébrile s’éleva une véritable cacophonie : clappements de langue, claquements de mâchoires, gémissements, grésillements récriminatoires, grincements de dents, grognements rageurs et grondements féroces. Mais Tiomiez Lupp, tout occupé à neutraliser une oursonne de cœur par une subtile impasse, n’entendit rien de ce brouhaha.
Patte d’Ours, au désespoir, s’apprêtait à revenir informer son ours-maître, lorsque le gars-ours chauffeur – un solide grizzli surnommé Luszvis – intervint avec autorité :
“ Du calme mesours, il existe un procédé mécanique.
– Un procédé pour que nous franchissions la gorge ? s’étonna l’un des pérégrins.
– Exactement.
– Et les troncs inclinés ? gronda ProctolOurs.
– Nous serons dessus ! ”
Patte d’Ours n’en perdait pas une miette.
“ Mais les longrines branlent ! gronda le gars-ours surveillant, et les grelins se détressent !
– Et alors ? grogna Luszvis. Il nous suffit de traverser en moins de temps qu’il n’en faudra à la passerelle pour s’écrouler !
– Ourse-Noire ! grinça Patte d’Ours entre ses dents, ça, c’est plus fort que de jouer au bouchon ! ”
Les pérégrins se montrèrent enchantés du projet. ProctolOurs, déplaisant mais courageux, était le plus emballé de tous, trouvant la réalisation toute simple et bigrement amer’oursaine. Il se souvint d’ailleurs qu’un gars-ours général avait gribouillé un traité sur l’art de franchir le vide en l’absence de passerelle, en projetant simplement à toute allure des ensembles compacts de troncs inclinés. Cela emporta la décision et chacun acclama l’idée du gars-ours chauffeur.
“ Nous réussirons ! L’aléa est de un pour deux.
– Même pas ! Il y a moins de quatre oursièmes de risque de tomber !
– Deux oursièmes !
– Un oursième ! ”
Patte d’Ours restait abasourdi. Malgré son désir impérieux de se retrouver sur l’autre rive, l’expérience lui paraissait vraiment très aventureuse.
“ Il s’agit de prendre la raison par le bon bout, se grognonna-t-il, car il existe une autre solution, mais aucune de ces gueules brûlées n’a plus l’air de pouvoir encore raisonner ! ”
“ Monours, apostropha-t-il un pérégrin près de lui, cette tentative est bien aléatoire et ...
– Quel aléa ? gronda le pérégrin, faisant mine de s’éloigner.
– Bon ! grogna Patte d’Ours en le retenant. Nous pourrions tout au moins assurer notre tentative ...
– Nous ne courons aucun risque ! gronda
l’Amer’Oursain en montrant les dents, le fourrier a certifié qu’on traversera !
– Je crois bien, grogna Patte d’Ours, que nous traverserons, cependant, en raisonnant ...
– Assez ! s’emporta ProctolOurs, que l’idée de “ raisonner ” avait toujours hérissé. Dare-dare et à toute berzingue ! N’auriez-vous pas enregistré ? A toute berzingue !
– Bien évidemment ... et je reconnais ..., admit Patte d’Ours que nulours n’écoutait plus. Sans raisonner, si cela vous déplait tant, nous pourrions trouver plus aisé ...
– Ah ! Mais c’en est assez ! Que nous bassine-t-il avec ses zézé, ce zozoteur ? ” glapit le chœur des ours.
Le malheureux plia devant l’attaque.
“ Auriez-vous la frousse ? ricassa ProctolOurs.
– La frousse ! Et pourquoi pas le trac, pendant que vous y êtes ? Pensez-vous qu’un ours des Pyrénées sache moins bien mourir qu’un Amer’Oursain ?
– Aux troncs ! Aux troncs ! s’époumonait le gars-ours chauffeur.
– Que la Grande-Ourse me grippe ! Aux troncs, bien sûr, glapit Patte d’Ours, aux troncs ! Illico presto ! Il n’était pas plus bête, cependant, que nous empruntions la passerelle les premiers, avant que le grand-tronc ne s’élance ! ”
Hélas ! Nulours n’eut assez d’oreille pour ouïr ce remarquable grognement, ou d’esprit pour l’admettre !
Tous avaient regrimpé sur les troncs inclinés. Patte d’Ours, préoccupé et silencieux, rejoignit les bridgeurs, trop acharnés pour renifler son retour.
Après un long miaulement de la motrice le gars-ours chauffeur, permutant ses manettes, revint plus de trois mille trois cent trois Pieds d’Ours et deux Poils sur ses pas, pour préparer ce bond difficile. Un nouvel hululement annonça le départ de la course folle et du même coup la fin des gageures engagées sur le convoi. Alors on poussa les machines : les bielles trépidaient furieusement, le son gagna dans les aigus, du fourneau porté au rouge jaillissaient d’impressionnantes gerbes d’étincelles. Et le grand-tronc, à près de vingt-trois Vits d’Ours Brun, trois mille deux cent deux Souffles, sept Foulées et trois cent cinquante-cinq oursièmes, parut s’envoler !
La Grande-Ourse était-elle intervenue ? La passerelle tint ! Son tablier vibra, grinça, gémit, se fendilla, se fissura, mais le convoi, d’un bond fulgurant, atteignit l’autre côté. Entraînée par sa force énorme, la motrice ne put s’immobiliser que seize mille cinq cent seize Pieds d’Ours après la caverne étape.
Le dernier tronc passé, tout l’édifice, dans un craquement épouvantable, se disloquait au dessus des eaux tumultueuses du Nigodorï-creek.