Antoine Grimaud
Chapitre XXIX
OÙ L’ON VIT DES AVENTURES
BIGREMENT
AMER’OURSAINES
Le grand-tronc en fin d’après-midi, après la caverne fortifiée de Zeygiz et le défilé de Djiaïrri, franchissait le col d’Iwerz où le trajet du T-2 culmine à la cote 5 061. Il ne lui restait qu’à glisser jusqu’aux plages de l’udier Emervoxyï à travers ces planes plaines plates que la Grande-Ourse-Mère arasa patiemment.
Une piste secondaire de longrines filait vers Girwis-Dovã, la plus grosse bourgade du Dumuségù, pays légendaire où abondent pépites et paillettes de tous les métaux précieux. De nombreux gars-ours accourus des quatre points cardinaux s’y étaient naguère précipités pour chercher fortune et, à force de creuser, ils avaient au moins pu jouir de profondes tanières où s’installer.
Six fois ourse heures après le départ, les pérégrins se trouvaient à deux cent trente-quatre Courses d’Ours et mille huit cent dix Pieds d’Ours de Safrasiz’Ours. D’après le planigramme, huit fois ourse heures encore permettraient d’arriver à NéoBear et Tiomiez Lupp n’aurait donc ni bonus ni malus à y graver.
Ayant aperçu le cantonnement de Bemcej, ils roulèrent dans la soirée entre la Mugpi-Tumi-river et cette ligne tirée au cordeau qui sépare le Baunorp du Dumuségù. Peu avant la mi-nuit ils pénétrèrent dans le Nozarmbird par Jul’s-Bear-sur-Zigbôq, suivant l’affluent le plus méridional de la Tmévvi.
En ce lieu précis, le 18 du mois d’Haha de l’an moins 6, ce peuple pieux avait baptisé le T-2 en présence du grand mystagogue Dog’Bear. En ce lieu, deux rutilantes motrices tractant les whells-trunks des gars-ours convives – le célèbre politicard Myb. OursPompon en faisait partie – entrechoquèrent leurs pousse-bestiaux. En ce lieu, la foule des gars-ours assemblés glapit ourse fois “ Vivat ! Hip ! Ours ! ”. En ce lieu, des Siours et des Blackfeet se dépiautèrent sans merci au plus grand ravissement des oursonnes. En ce lieu, on tira pétards, grenades, obus et fusées. Et en ce lieu, toujours le 18 Haha, un gars-ours pisse-copie fonda le Wheels-trunk-Duck1. [ Note : En ce jeudi 2 Clinamen 132, cet oursal publie, dans son numéro 50 191, un article consacré à un fameux globe-trotter en chambre.] Tous les gars-ours ouvriers firent une grande fiesta, bamboula mémorable, bringue à tout casser, fêtant par avance le développement de bourgades qui restaient à construire. Sous les roues de la motrice, charrue des Temps des Ours Modernes, elles jailliraient, fleuriraient et s’épanouiraient dans ce désert amer’oursain.
L’aurore effleurait de ses griffes de rose la caverne fortifiée de Ned-Tizjur quand on la dépassa, à soixante Courses d’Ours, neuf mille cent quatre-vingt-sept Pieds d’Ours et trois Griffes, à l’oursest d’Ourse’Dada. Le tracé ondoyait paresseusement le long de la tortueuse Tmévvi. Une heure plus tard on passait Rusvi-sur-Tmévvi, gros bourg stratégique pris, tel une île, au confluent des deux principales branches de ce fleuve immense et majestueux qui rejoint la Nozzuyso légèrement en amont d’Ourse’Dada.
On venait de traverser le cent unième demi-cercle imaginaire.
Les parties de bridge s’enchaînaient toujours. Nulours ne regrettait plus la lenteur du parcours, si ce n’est l’empaillé peut-être. Fixours, ne désespérant point de regrappiller enfin une partie des nombreux Ours d’or qu’il avait bêtement gaspillés, semblait plus acharné que Myb. Lupp lui-même. Ce dernier alignait avantages et aubaines avec une veine insolente. Très concentré, essayant une combinaison peut-être un tantinet téméraire, il allait poser trèfle lorsque, dans son dos, une voix péremptoire tonna :
“ C’est le cœeur qui s’impose ... ”
Myb. Lupp, Sheb. Aourseda et Fixidore Fixours dressèrent la truffe avec un bel ensemble et découvrirent le fourrier ProctolOurs.
Dumurïm Winnie ProctolOurs et Tiomiez Lupp s’entreniflèrent sans aménité.
“ Tiens donc ! Le sujet de sa Très Grincheuse Ursidée, ricana le déplaisant militaire, et qui prétend pouvoir engranger du trèfle !
– Je le prouve, grommela Tiomiez Lupp, posant calmement sa brème sur la petite pierre d’ardoise grésée.
– Quelle sottise ! Vous menez la partie comme un bleu, gronda ProctolOurs en tendant la patte pour reprendre la brème. Fendez donc à cœeur ! ”
– Nous pourrions vous et moi mener une toute autre partie, monours, proposa Tiomiez Lupp un rien menaçant.
– Pourquoi pas ? Mais sa Très Grincheuse Ursidée y perdrait l’un de ses précieux sujets ! ” grinça l’autre, décidément bien mal léché.
La face de Sheb. Aourseda s’était brusquement grippée d’émotion. Sa truffe s’assécha d’un coup. Elle posa la patte sur l’épaule de Tiomiez Lupp. Il l’écarta légèrement. Patte d’Ours, hérissé, s’élançait déjà pour déchiqueter l’Amer’Oursain dont les narines palpitaient avec mépris quand Fixours s’interposa :
“ A Safrasiz’Ours, monours, vous m’avez personnellement outragé et vous allez m’en rendre compte !
– Permettez, grommela Myb. Lupp. Le fourrier vient d’alléguer que je pose mes brèmes comme un ourson stupide : je dois lui faire ravaler ses propos.
– Vous serez donc empaillé puisque tel est votre souhait, sarcastiqua l’outrecuidant Amer’Oursain. ”
Sheb. Aourseda ne put endiguer le courroux de Myb. Lupp, ni le gars-ours pandore détourner sur lui la vindicte de ProctolOurs. Patte d’Ours s’apprêtait à balancer l’odieux militaire sur la voie au travers du clayonnage. Son ours-maître le retint et emprunta la coursive de chêne avec l’Amer’Oursain.
“ Monours, tenta d’expliquer Myb. Lupp, je me dois d’être en Oursope le samedi 21 du mois de Sable.
– Que m’importe !
– Sachez, monours, qu’à la suite de l’incident de Safrasiz’Ours, j’étais résolu à retourner vous pister ici, aussitôt mes obligations remplies en Oursope.
– Tiens donc ! Vous m’en grognerez tant !
– Le dimanche premier Merdre vous agréerait-il ?
– Un semestre ! Bigre ! Vous prenez votre temps !
– Le dimanche 1 du mois de Merdre, monours, ourse heures ... je m’y engage !
– Des grimaces et rien d’autre ! Des balivernes ! Des coquecigrues ! éructa ProctolOurs. Battons-nous maintenant par l’Ourse-Noire !
– Bien, concéda Myb. Lupp. Descendez-vous à NéoBear ?
– Que vous chaut ?
– A Djodépù ?
– Ce n’est pas votre affaire.
– A Ourse’Dada ?
– Cela suffit ! Rendez-vous à Plume d’Ourse !
– Où cela ?
– A cinq fois ourse minutes d’ici. Nous y faisons une halte d’ourse minutes, ce qui est bien suffisant pour une espingolade.
– Je descendrai donc à Plume d’Ourse.
– C’est plutôt moi qui vous y descendrai, et pour votre dernière hibernation ! ricassa l’insultant Amer’Oursain.
– Qui vivra verra, monours ”, rétorqua Myb. Lupp avec sérénité.
De retour à son tronc incliné il pria Sheb. Aourseda de ne pas s’inquiéter des rodomontades d’un hâbleur et lui assura que sa peau n’était pas à vendre ce qui, par ma foi, était pour lui une fort longue phrase. Il demanda ensuite à Fixidore Fixours, qui accepta, d’être son assistant dans ce duel. Et pour finir il emporta le point – et le match – en commençant par poser le trèfle en question.
A ourse heures glougloutantes on arrivait à la caverne étape de Plume d’Ourse. Myb. Lupp et Fixidore Fixours empruntèrent la coursive de chêne avec Patte d’Ours, chargé d’escopettes. Sheb. Aourseda, plus figée qu’une ourse empaillée, ne bougea pas de sa place.
ProctolOurs parut aussitôt précédant son assistant, un gars-ours du même tonneau que lui. Comme les combattants s’apprêtaient à planter griffe en terre le gars-ours contrôleur arriva au galop, glapissant :
“ Regrimpez immédiatement, mesours.
– Qui m’y obligerait ? gronda le militaire.
– Le planigramme : deux fois ourse minutes à rattraper !
– Pas question ! Il me faut tuer monours !
– C’est navrant mais le convoi repart. Oyez donc le grelot qui tinte ! ”
Le grelot tintait effectivement. Les troncs inclinés reprirent de la vitesse.
“ Vous me voyez confus, mesours, grognonna le gars-ours contrôleur avec plus d’aménité, et j’aimerais vous rendre service. Vous n’avez pu vous espingoler à Plume d’Ourse mais pourquoi ne pas le faire maintenant ?
– Monours n’agréera pas forcément ! gouailla ProctolOurs.
– Bien au contraire ”, grommela Tiomiez Lupp.
“ Ça, c’est l’Amer’Ourse ! se grognonna Patte d’Ours. Ce gars-ours contrôleur se montre vraiment plein de ressource ! ”
Fort inquiet, il trotta derrière son ours-maître.
Le groupe, formé du gars-ours contrôleur, des deux combattants, de leurs assistants et de Patte d’Ours, sauta d’un tronc sur l’autre jusqu’au bout du convoi, où une petite oursaine de pérégrins étaient installés. Poliment, le gars-ours contrôleur expliqua :
“ Mesours, ces gentillours sont désireux de s’entretuer. Accepteriez-vous de leur céder un moment votre tronc ? ”
Les pérégrins, gens fort honnêtes, ravis de rendre service et engageant aussitôt des gageures sur la bonne mine des combattants, gagnèrent l’antépénultième tronc du convoi, par prudence et pour laisser plus d’espace libre.
On se trouvait sur une grume d’ourse fois ourse Griffes, très suffisante pour une espingolade. La règle du jeu fut fixée. Lupp et ProctolOurs se glissèrent sous les canisses une escopette chargée d’ourse balles dans chaque patte. Au grelot du gars-ours contrôleur ils pourraient tirer à leur guise et, à la fin, on irait chercher ce qu’il y aurait à ramasser.
“ Ça c’est sûr ! Ce n’est pas un jeu bien compliqué ” grognait Patte d’Ours tétanisé, tandis que Fixours retenait son souffle.
Le gars-ours contrôleur avait déjà sorti son grelot lorsqu’un violent hourvari éclata, ponctué de formidables déflagrations qui ne provenaient pas de la lice mais roulaient et pétaradaient tout au long des troncs. Des grognements, des glapissements, des glatissements de panique s’élevaient de partout.
ProctolOurs et Myb. Lupp, tenant toujours leurs escopettes, jaillirent comme deux Ourses-Noires et galopèrent en direction de la motrice, là où la bataille semblait faire rage.
Car tous deux avaient identifié l’assaut d’une meute de Siours, Pandas-Rouges spécialistes de ce genre d’exploit qui, trop souvent, se rendent maître des troncs, des pérégrins et de leurs biens. Leur technique consiste à s’accrocher aux posegriffes en pleine vitesse par groupes de plusieurs oursaines, et à massacrer tout le monde sans exception.
Ceux-là brandissaient arcs, lances, casse-gueule et mousquetons. D’où les premières pétarades qui avaient donné l’alerte. Les pérégrins laissaient eux aussi s’exprimer leurs pétoires. Le premier objectif des agresseurs avait été la motrice. Ils s’en étaient emparé et avaient estourbi les gars-ours machiniste et pelleteur. Un grand escogriffe à moitié déplumé, incapable de rien comprendre à toute cette mécanique, venait d’augmenter dangereusement la vitesse de la machine en croyant la freiner.
Les autres galopaient sur les coursives tels des hommes enragés, abattant férocement les clayonnages. Tout ce qui leur tombait sous la patte, marchandises, denrées ou fanfreluches, se voyait balancé à l’extérieur. Ce n’était partout que fusillades, hurlements, gémissements.
Mais point de manchots parmi les pérégrins ! Les troncs où ils s’étaient vivement retranchés, devenus d’authentiques cavernes fortifiées courant à vingt-trois Vits d’Ours Brun, trois mille deux cent deux Souffles, sept Foulées et trois cent cinquante-cinq oursièmes, résistaient bravement à l’assaut.
Sheb. Aourseda participait à la bataille avec un grand sang-froid. Son éducation avait aussi comporté des cours de tir et, tout comme au bridge, elle y excellait. Chaque Siours qui passait sous sa truffe recevait immanquablement une balle en plein cœur. Déjà, grâce à elle, deux oursaines d’entre eux avaient roulé à terre. Les plus maladroits, qui tombaient sur les longrines, étaient hachés menus comme chair à pâté.
Cédant aux coups de feu qui traversaient leur chair, et aux couteaux aigus qui, comme des tenailles, se croisaient en plongeant dans leurs larges entrailles, un grand nombre de pérégrins geignaient au sol, hors de combat.
Cela devait cesser ! A cette allure, dans un court moment, on grillerait l’étape de Qiesria, protégée par une caverne fortifiée amer’oursaine, et alors plus d’espoir pour les pérégrins. Les assaillants les submergeraient fatalement.
Le gars-ours contrôleur, dos à dos avec Myb. Lupp, se défendait comme trois Ourses-Noires. Il s’abattit soudain, le flanc percé d’une lance, et gémit :
“ Stoppez le convoi immédiatement ou c’en est fait de ... ”
Une seconde sagaie l’arrêta court. Face contre le plancher, il ne remuait plus.
“ J’y vais ! grommela Tiomiez Lupp.
– C’est un travail de gars-ours acrobate monours et, sauf votre respect, je suis meilleur que vous à ce jeu-là ! Laissez-moi donc faire. ”
Avant même que Tiomiez Lupp eût pu réagir, le valeureux Patte d’Ours se taillait un passage dans le clayonnage et se laissait riper sous le tronc incliné. Le spectacle fut épouvantable et charmant. Patte d’Ours, fusillé, taquinait la fusillade. Il avait l’air de s’amuser beaucoup. Il répondait à chaque décharge par un couplet. On le visait sans cesse, on le manquait toujours. Indifférent aux cris de la bataille et aux projectiles qui sifflaient autour de lui, pendu au-dessus des longrines qui défilaient vertigineusement, s’agrippant aux grelins, aux étais, aux étançons, il glissa rapidement jusqu’à la motrice. Les balles couraient après lui, il était plus leste qu’elles et jouait un effrayant jeu de cache-cache avec la mort.
Une patte arrière grippant la réserve aux balluchons, les dents plantées dans le réservoir d’eau, il arracha sans peine les dispositifs de sécurité. Hélas, le harnachement trop tendu refusait de lâcher ! Heureusement, un cahot soudain des roues écrasant un corps tombé sur les longrines le brisa et la motrice ainsi libérée disparut promptement.
Poussés par l’habitude et l’inertie, les troncs inclinés coururent longtemps sur leur erre. Myb. Lupp cependant réussit à serrer les mâchoires des roues et ils s’immobilisèrent à cent vingt-neuf Pieds d’Ours à peine de la caverne étape de Qiesria.
Les glapissements des sauvages avaient alerté les gars-ours cavaliers cantonnés à la caverne fortifiée qui arrivèrent aussitôt, mais un peu tard évidemment : les derniers Siours s’égaillaient à l’horizon.
On se recensa à la descente des troncs : sept pérégrins n’étaient plus là, dont notre héros pyrénéen à qui tous devaient d’avoir conservé, et leur bourse, et leur vie. Etaient-ils déjà dans les pattes de l’Ourse-Faucheuse ? Ou pire, entre celles des Siours ? Tous l’ignoraient.