Au Zoo de Lausanne

éditions du Groupe de L'Ours
autour du lettrisme, des situationistes, de l'Oulipo et la pataphysique
Se dire lettriste toujours, parce que ça fait hurler les chiens.

Antoine Grimaud

Chapitre XXX

OÙ TIOMIEZ LUPP FAIT CE QUE DOIT,
ADVIENNE QUE POURRA

On compta moult éclopés. ProctolOurs, après un combat héroïque, était très sévèrement touché. Des couteaux lui restaient au flanc jusqu’à la garde et le clouaient au sol, tout baigné de son sang. Il entreprit néanmoins de se traîner vers la caverne ferrée mais dut se recoucher. Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche, il referma les yeux, et mourut sans un cri. Tiomiez Lupp, qui avait pris tant de risques et s’en sortait sans une plaie, le chargea sur son dos et rapporta sa dépouille.
Fixours avait le cuir excorié et portait à la patte une grafignure superficielle. Sheb. Aourseda était indemne mais elle frissonnait compulsivement en songeant à Patte d’Ours.

D’atroces débris sanguinolents, encore couverts de fourrure, décoraient sinistrement les essieux, axes, pivots et charnières des troncs inclinés, ainsi que les rails. Sur la plane plaine plate immaculée une piste écarlate pointillait vers l’horizon.


Myb. Lupp, la truffe baissée, se balançait lentement d’une patte sur l’autre tandis que Sheb. Aourseda le reniflait, la narine frémissante. Un frémissement qu’il décrypta sans peine : Patte d’Ours n’était peut-être pas encore entré dans sa dernière hibernation et son devoir lui commandait de le retrouver.
“ Je vous le rapporterai, fût-il déjà empaillé, grommela-t-il.

– Par la Grande-Ourse ! ... frissonna l’oursonne.
– Rassurez-vous, monourse, nous ne leur en laisserons pas le temps ! ”

En deux phrases, Tiomiez Lupp avait renoncé à sa vie peut-être, à sa fortune sûrement. Il ne grimperait plus à temps sur le hauturier à NéoBear !

Le gars-ours satrape inspectait ses grifftons – ourse oursaine exactement – déployés sur le terrain afin de prévenir un éventuel retour des Siours.

“ Monours, grommela Myb. Lupp, sept pérégrins ne sont plus parmi nous.

– Empaillés ? interrogea le gars-ours satrape.

– Otages des Siours au moins. Allez-vous les rechercher ?
– Hélas, monours ! Les Pandas-Rouges sont capables de galoper bien après l’Esqérzez ! Vais-je priver la caverne fortifiée de défense pour entraîner mes ours dans une si périlleuse quête ?
– Sept ours, monours ! insista Tiomiez Lupp. Il me semble qu’il n’y a pas à hésiter !

– Monours, gronda le gars-ours satrape, je suis responsable de la sécurité du plus grand nombre !
– A votre guise, grommela Tiomiez Lupp glacial. Je partirai sans escorte !

– Quoi ! glapit Fixours stupéfait. Vous précipiter sans aide derrière ces sauvages !
– Préférez-vous qu’ils empaillent ce brave gars-ours qui nous a tous sauvés ?
– Monours, gronda le gars-ours satrape impressionné, vous êtes un vrai brave à trois poils ! ... Des gars-ours volontaires pour servir d’escorte ! ”

Les grifftons firent tous un pas en avant. Le gars-ours satrape en sélectionna certains. Un grognard aguerri prit leur commandement.
“ Monours, je vous en rends grâce, grommela Myb. Lupp.
– Je viens aussi ! tenta de s’imposer Fixours.
– Je ne saurais vous en empêcher monours. Vous m’obligeriez cependant en vous tenant à la disposition de Sheb. Aourseda. Il se pourrait que je ne revienne pas. ”

Toute la fourrure dorsale du gars-ours pandore se grippa. Voir partir l’ours pisté depuis Ours’Ez ! Le voir s’enfoncer dans la nuit et l’inconnu ! Fixours renifla longuement le gentillours mais, la puce dans son oreille ne lui grognonnant rien, il céda.

Aussitôt Myb. Lupp salua l’oursonne, lui confia le balluchon et la poudre d’or et se mit en route, suivi du vieux grognard et du détachement de volontaires.

Chemin faisant, il annonça :
“ Mes oursamis, ramenons nos otages vivants et je vous offre deux mille huit cent cinquante et un Ours d’or ! ”
Un chronographe, oublié par les pillards dans la neige, glougloutait la mi-oursée.
Sheb. Aourseda, blottie dans une anfractuosité de la caverne, n’arrivait pas à détacher son esprit de cette âme noble et brave. Tiomiez Lupp avait jeté aux orties sa richesse et risquait la mort, simplement, et pour lui plaire peut-être ...

Le gars-ours pandore, dans de tout autres dispositions, trépignait de rage devant la caverne ferrée. Il avait recouvré la raison ! L’autre disparu, il se fustigeait de lui avoir permis de fuir. Quel nigaud ! N’avait-il tant trotté derrière ce gredin et parcouru ainsi huit oursièmes du globe que pour voir en un coup détruits tous ses efforts ! Son naturel revenait au galop. Il grondait et s’invectivait, plus durement encore que ne l’aurait fait le gars-ours Super-Intendant relevant sa négligence.
“ Grotesque, je suis grotesque ! Bien sûr, il a découvert mon état et s’est envolé ! Le moyen de l’agripper à cette heure ? Me faire gruger de la sorte alors que je garde en ceinture son blanc-seing de mise en cage ! Le chef avait raison, je ne vaux guère mieux qu’un homme ! ”
Le malheureux s’arrachait le poil par touffes. Que décider ? Aller grogner la vérité à Sheb. Aourseda ? Il imaginait facilement la rage furieuse de l’oursonne, dont il ne sortirait sûrement pas indemne. Alors ? Galoper à travers ces planes plaines plates immaculées la truffe sur les traces laissées au sol ? ... Las ! il floconnait de plus belle, dru et fort !

Le pauvre Fixidore se roula en boule, désespéré, grinche et appelant presque la fin de ce cauchemar. Et soudain, l’opportunité de fuir cet endroit maudit se présenta à lui.

De singuliers hululements montaient de l’orient. On se précipita et on distingua une fabuleuse silhouette de légende, luminescente et nimbée d’une aura rousse, qui approchait en haletant dans les tourbillons de la colère d’ours blanc.

Et pourtant, nulours au monde ne connaissait leur tragique situation et le prochain T-2 reliant Ourse’Dada à Dog-Den ne serait pas là avant des heures.

On reconnut enfin la motrice qui, délestée de tout le convoi, s’était enfuie à vive allure, entraînant les gars-ours machiniste et pelleteur assommés. Après qu’elle eût franchi des milliers de Pieds d’Ours, sa chaudière, n’étant plus alimentée, s’était éteinte, la pression avait chuté, et elle s’était immobilisée à soixante-six mille soixante-quatre Pieds d’Ours de la caverne étape de Qiesria.

Aucun des deux gars-ours n’étant entré dans sa dernière hibernation, ils reprirent lentement conscience.

Se réveillant en rase campagne, tous les troncs inclinés de leur convoi disparus, ils cherchaient quel parti prendre. Ils ignoraient qui avait pu les décrocher mais savaient bien que les pérégrins, où qu’ils soient, couraient le plus mortel des dangers.

Alors ? Se précipiter au secours du convoi abandonné et sans doute au-devant des Siours semblait bien périlleux. Filer vers Ourse’Dada eût été plus sage. Pourtant nos deux gars-ours tombèrent aussitôt d’accord : on remit de l’anthracite, on porta l’eau à ébullition et, rapidement, la motrice rebroussa chemin. A présent elle hululait pour signaler son retour.

Sous les yeux des pérégrins bigrement réjouis, elle s’accrocha à l’avant du convoi, aussitôt prête à reprendre sa course après cet épisode tragique.

 

Comme tous les ours présents, Sheb. Aourseda s’était avancée vers le gars-ours machiniste :
“ Il faut patienter, grogna-t-elle.
– Pourquoi, monourse ?
– Sept ours ont disparu ... et Myb. Lupp ...
– Le planigramme commande, expliqua le gars-ours machiniste, et notre malus dépasse le huitième d’oursée.
– Dans combien de temps arrive le prochain convoi pour Ourse’Dada ?
– Trois fois ourse heures, monourse.
– Par la Grande-Ourse ! Je vous en prie. Vous devez patienter ...
– Je ne le puis, grogna le gars-ours machiniste, et maintenant monourse, grimpez avec nous.
– Jamais ! ”

Fixidore Fixours écoutait attentivement. Tant qu’il y était coincé, il rêvait de s’enfuir de Qiesria. A présent qu’il pouvait réaliser son rêve il hésitait, comme retenu par une puissance invisible. S’il restait une chance, même infime, de reprendre son ours, il ne la laisserait pas passer.
Pendant ce temps, les pérégrins indemnes et tous les éclopés – dont certains, proches de leur fin et n’ayant reçu qu’un grog, commençaient à délirer – s’étaient installés sur les troncs. L’eau du réservoir bouillonnait et les clapets cliquetaient. Le gars-ours machiniste agita son grelot, le grand-tronc s’ébranla et s’éloigna lentement, son panache gris chahuté par la bourrasque.
Le gars-ours pandore le regarda partir.

L’après-midi s’achevait. La tourmente continuait et la froidure mordait bigrement fort. Fixours, pelotonné sur un tronc, ne bougeait pas plus qu’un empaillé. Dans les tourbillons floconneux, au jour faillant, Sheb. Aourseda sortait sans cesse de son anfractuosité et grimpait sur l’embarcadère, se crevant les yeux dans l’espoir d’apercevoir quelque chose en dépit du brouillard. Hélas, c’est à peine si elle distinguait les rails devant elle ! Puis elle retournait à l’abri, grelottante, frissonnante, tremblante – mais était-ce seulement de froid ? Et elle reprenait indéfiniment ses pénibles va-et-vient.
Les chronographes glougloutèrent la brune. Que devenaient les sauveteurs ? Tombés à leur tour aux pattes des Pandas-Rouges ? Rôdant sans repère dans cette terrible colère d’ours blanc ? Le gars-ours satrape de Qiesria, bien embarrassé, s’efforçait de museler son désarroi.
Enfin la floconnade se fit plus légère. En revanche la froidure devint terrible. Nulours n’eût pu alors envisager sans effroi de se trouver dehors. Plus un son ne portait sur cette étendue blanche et plus aucune vie semblait-il, rapace nocturne ou rongeur, ne s’y manifestait.

Enroulée dans son réchauffe-fourrure Sheb. Aourseda, malheureuse, inquiète, incapable de fermer l’œil, fixait la plaine. En pensée elle vivait toutes les morts possibles de Myb. Lupp. Elle ne savait pas qu’on pouvait endurer de tels tourments.

Fixidore Fixours, également réveillé, demeurait pétrifié dans son coin. Vers la mi-nuit un ours vint, qui lui grogna quelque chose. Le gars-ours pandore lui intima d’un geste de le laisser tranquille.

Même terribles, ces heures finirent par passer. On discerna les lueurs blanchissantes du levant, puis l’astre pâle qui perçait à peine le frimas mais permettait tout de même d’y voir, à présent, un peu plus loin que le bout de ses griffes. Tiomiez Lupp et son groupe avaient fait route vers le ponant ... et du ponant, rien ne revenait.

Il appartenait au gars-ours satrape – dilemme affreux– de décider si un deuxième groupe partirait à la recherche du précédent. D’autres grifftons risqueraient-il leurs peaux pour ne rapporter peut-être que les dépouilles de leurs frères d’arme ? Il trancha pourtant. Hélant un de ses gars-ours, il allait lui mander de partir en exploration lorsque des explosions se firent entendre. Une nouvelle attaque ? Les gars-ours militaires massés devant la caverne fortifiée distinguèrent, à mille six cents cinquante et un Pieds d’Ours, une escouade compacte qui progressait rapidement en formation défensive.

Myb. Lupp menait la troupe, flanqué de Patte d’Ours et des six autres pérégrins, sauvés des griffes des Siours.

On avait livré bataille à trente-trois mille trente-deux Pieds d’Ours de là. Patte d’Ours et ses compères, ayant réussi à se libérer de leurs liens, avaient estourbi ourse sauvages avant même que Tiomiez Lupp et sa troupe n’arrivent bien à point pour aider à terminer l’ouvrage.

Dès leur retour, gars-ours soldats et otages furent niflés et léchés avec des grognements de satisfaction. Quand Tiomiez Lupp prodigua aux grifftons la récompense prévue, Patte d’Ours se grognonna à juste titre :
“ Ma foi, mon ours-maître peut compter sur moi pour le mettre sur la paille ! ”
Fixidore Fixours, muet, scrutait Myb. Lupp, et nulours n’aurait pu grognotter l’ampleur de son trouble à percer l’odeur de cet ours énigmatique. Sheb. Aourseda avait grippé la patte du gentillours et l’étreignait compulsivement, tout aussi incapable d’émettre le moindre grognement !
Patte d’Ours escomptait bien qu’ils sauraient rattraper leur retard en filant illico sur Ourse’Dada mais nulle part il ne vit le grand-tronc.
“ Les troncs inclinés, les troncs inclinés ! s’affolit-il.
– Envolés ! grinça Fixours.
– A quelle heure le prochain convoi ? s’informa Tiomiez Lupp.
– Pas avant la brune.
– Bien ” grommela notre sobre gentillours.